De CAP 44 à la Cité des Imaginaires : le storytelling laborieux de Nantes Métropole

Il faudrait un Jules Verne pour dynamiser tout ça !
CAP 44, le très moche immeuble bleu posé au bord de la Loire au pied de la butte Sainte-Anne, va être transformé en musée Jules Verne et en Cité des Imaginaires. Avec la nomination d’un maître d’œuvre, le projet entre à présent en phase active.

Pourquoi tient-on à modifier le gros parallélépipède de CAP 44 au lieu de le démolir ? Parce que cette ancienne minoterie construite en 1897 est un vestige des applications du béton armé inventé par François Hennebique, un industriel du Nord de la France contemporain de Jules Verne.

Pas le vestige le plus ancien cependant. Hennebique a déposé son brevet en 1886 en Belgique et en 1892 en France. Selon Le Panthéon de l’Industrie, il avait déjà plus de 440 réalisations à son actif en 1897 (« un procédé industriel extrêmement rare », assure pourtant Johanna Rolland). Pas le vestige le plus remarquable non plus. On cite plutôt le musée des antiquités du Caire ou le 1, rue Danton à Paris, prestigieux immeuble d’habitation et de bureaux.

L’un des principaux intérêts du système Hennebique était la possibilité de bâtir de grandes structures homogènes d’un seul tenant grâce à une armature métallique. À Nantes, celle-ci est trop corrodée pour que l’homogénéité du bâtiment soit conservée. De toutes façons, largement modifié voici cinquante ans, il n’est plus « dans son jus » depuis longtemps.

Une histoire plus cahoteuse que respectable

Il n’y a donc pas conservation de l’immeuble mais, écrit Johanna Rolland, « une transformation respectueuse de l’histoire des lieux » (Nantes Passion n°286, janvier 2019). Le pluriel « des lieux » vise peut-être à éviter une funeste confusion avec le Lieu Unique. Leur « histoire », en revanche, devrait évoquée au pluriel et l’on voit mal en quoi elle mérite un respect particulier. L’immeuble, dont le premier propriétaire a vite fait faillite, n’a été voué à un usage industriel que moins de quarante ans, de 1897 à 1934. Il a été un immeuble tertiaire pendant plus longtemps. Et pendant plus longtemps encore, il a été en réparation, en transformation, inoccupé ou squatté par des migrants. Pour demain, sa nouvelle vocation touristique réclame un atrium végétalisé, une terrasse-belvédère avec vue sur Loire, un bar, une boutique… tous équipements plus sympathiques que respectueux de « l’histoire des lieux ».

Ladite histoire demeure cahoteuse jusqu’à nos jours. En 2016, la maire de Nantes décide d’implanter l’Arbre aux Hérons dans la carrière de Miséry, juste en face de CAP 44, alors propriété d’une compagnie d’assurance. Les promoteurs de l’Arbre réclament instamment la démolition de ce bâtiment qui gêne leur future vue sur Loire. Quand la ville de Nantes le rachète, en 2018, son sort paraît scellé. Et pourtant non ! En 2022, le projet de la Cité des Imaginaires jaillit comme un lapin d’un chapeau (1) ; quelques semaines plus tard (une sorte de délai de viduité ?), celui de l’Arbre aux Hérons est abandonné. Dans la querelle entre la ruine et la chimère, Johanna Rolland donne la victoire à la première.

Dans l’esprit de Jean-Marc Ayrault

Elle marche ainsi sur les traces de Jean-Marc Ayrault. À lui aussi, il lui est arrivé de cultiver le conservatisme au nom d’un passé fantasmé. L’exemple le plus remarquable en est l’École des Beaux-arts de Nantes-Saint-Nazaire (EBANSN), qu’il a tenu, après dix ans de réflexion, à installer dans une halle Alstom dénaturée. « Nous avions entre les mains un tel patrimoine industriel, appartenant à l’histoire de la ville, que nous ne pouvions pas le laisser partir et le voir disparaître », expliquait l’an dernier la patronne de la Samoa. « Il nous a été permis d’avoir l’intelligence de se donner du temps pour savoir ce que nous allions en faire. »

En tant que patrimoine industriel, Alstom était tout de même d’un autre calibre que CAP 44. N’empêche, faire d’une usine une école était un pari idiot. Même avec de l’intelligence, beaucoup de temps et encore plus d’argent, le résultat est sous-optimal. Les locaux sont peu fonctionnels et énergivores. Pour rester dans l’allusion industrielle, un énorme pont roulant a été conservé à l’entrée de l’école. Hélas, ce colosse de métal enserré comme Gulliver à Lilliput semble plutôt un muet reproche adressé par un passé de labeur à un présent futile ; il contribue à conférer au lieu un aspect rébarbatif. Johanna Rolland espère-t-elle réussir dans le Bas-Chantenay ce que son mentor a raté sur l’île Sainte-Anne ?

Initialement annoncée pour 2024, la Cité des Imaginaires devrait voir le jour en 2028. Un groupement d’architectes et de techniciens vient d’être chargé de piloter l’opération. Il palpera 3 471 778 euros hors taxes, soit quelque chose comme 680 euros du m². Ce qui paraît cher pour une simple « transformation respectueuse de l’histoire des lieux », beaucoup moins s’il s’agit de donner à la fois le spectacle du neuf et l’illusion du vieux.

Un coût à déterminer

Pour le reste, le coût global du projet est obscur. Quand Johanna Rolland l’a détaillé, en novembre 2019, un an après l’avoir annoncé, il était question de 10 à 15 millions d’euros. Le coût d’une transformation, quoi… En 2022, on en était à 50 millions ; au même moment, l’Arbre aux Hérons devait coûter 52,4 millions. Deux mois plus tard, Johanna Rolland réévaluait à 80,4 millions d’euros le coût de ce dernier, et jetait l’éponge, mais ne disait rien de la Cité des Imaginaires. À ce jour, Nantes Métropole annonce toujours 50 millions.

Décortiqué par la chambre régionale des comptes, l’exemple de l’EBANSN incite à la prudence : « Avant le lancement des marchés de travaux, l’enveloppe globale du projet est […] passée de 28,9 M€ à 41,4 M€ TTC, soit une hausse de 43 % ». Pour ce bâtiment d’une superficie supérieure de 40 % à celle de la Cité des Imaginaires, la rémunération du maître d’œuvre s’est élevée à 2 339 476 euros (environ 275 euros du m²).

L’obligation de conserver quelque chose de Hennebique limite fatalement la créativité. Pour un bâtiment en hommage à Jules Verne, on aurait attendu un peu de la Tour du Taureau (Les 500 millions de la Bégum), du Palais-Neuf (Michel Strogoff), de la forteresse de Werst (Le Château des Carpathes) ou plus modestement du manoir finistérien de Chanteleine (Le Comte de Chanteleine). Hélas, l’architecture ne semble pas devoir rejoindre la littérature.

Sven Jelure

(1) L’idée n’est pas vraiment nouvelle. En 2014, lors du Grand débat « Nantes, la Loire et nous », Les Transbordés avaient détaillé dans un cahier d’acteurs un projet ambitieux de Port Jules Verne dans lequel CAP 44 hébergerait un « Vernoscope » ayant pour mission de « projeter et conjuguer l’esprit vernien au présent et au futur ».

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