« The Humans » de Breuning : l’achat inexplicable du Voyage à Nantes

L’œuvre majeure de l’édition 2023 du Voyage à Nantes n’est pas la plus spectaculaire, l’installation aux bras levés de la rue d’Orléans. C’est The Humans, d’Olaf Breuning, présentée place du Commerce. L’histoire étrange de ces six petits humanoïdes n’est pas vraiment à la gloire du Voyage à Nantes. Elle vaut quand même d’être racontée.

« I love Nantes », nous dit Olaf Breuning, qui était présent dans la cité des ducs de Bretagne pour l’inauguration du Voyage à Nantes 2023. L’amour est réciproque puisque Le Voyage à Nantes a acheté l’une de ses œuvres, The Humans, pour en faire une vedette de sa manifestation estivale. Sans l’avoir bien comprise, semble-t-il. Dans sa plaquette 2023 figurait une « esquisse pour la place du Commerce Nantes © LVAN » représentant les six personnages de The Humans alignés dans un ordre qui n’est pas celui prévu par leur créateur. Et elles y étaient décrites dans un ordre encore différent, avec des commentaires qui montrent qu’il n’avait rien pigé : du pur délayage. Serait-ce pour cela que ces statues ont, comme dit Le Voyage à Nantes, « un drôle d’air perplexe et affligé » ?

Quelqu’un a dû expliquer leur erreur aux collaborateurs de Jean Blaise puisque finalement, les six personnages ont été installés dans le « bon » ordre sur la place du Commerce. Et Presse Océan a enfin raconté le 11 août le vrai sens de l’œuvre, une allégorie de l’évolution en six étapes, depuis les temps géologiques jusqu’aux temps technologiques : « Il y a d’abord Rock qui symbolise la création de la Terre, puis Half Fish Half Monkey qui représente la création de la vie », etc.

Mais pourquoi Jean Blaise tenait-il à exposer Olaf Breuning ? Celui-ci « produit une œuvre hétéroclite », assure LVAN. C’est le moins qu’on puisse dire. Cet artiste d’origine suisse pratique assidûment la photographie (sa discipline initiale), le dessin, la peinture, la sculpture, la vidéo, etc. avec une créativité et une variété d’inspiration étourdissantes, pimentées d’un certain goût pour les blagues potaches. Son site web le montre très bien. Mais à force de diversité, il manque d’un style propre, immédiatement reconnaissable. À 53 ans, malgré une production colossale, il n’est considéré comme un artiste majeur dans aucun domaine. Si ses œuvres passent parfois en vente publique, il s’agit surtout de photographies vendues quelques centaines de dollars. Artprice le place au 88 740e rang des artistes les mieux cotés dans le monde (à titre de comparaison, parmi les artistes exposés à Nantes cet été, Ramette est classé 17 106e, Johan Creten 12 667e).

Un produit semi-industriel Made in China

Et pourquoi avoir acheté The Humans au lieu de commander une œuvre originale ? On l’a déjà signalé, cette installation n’est pas une nouveauté. Olaf Breuning a eu l’obligeance de raconter lui-même l’histoire de ces six effigies grotesques. Conçues en 2007 à New York, où il avait installé son atelier, elles ont été modelées au Portugal sous forme de maquettes en terre qui ont ensuite été envoyées en Chine afin que les personnages y soient sculptés à leur taille définitive, en trois exemplaires chacun dit son site web – en quatre, corrige-t-il aujourd’hui ‑ dans des blocs de marbre de Carrare. Comme European Thousand-Arms Classical Sculpture présenté cet été rue d’Orléans, il s’agit donc d’un produit international semi-industriel au bilan carbone sans doute catastrophique.

Peut-être un peu moins catastrophique qu’il n’y paraît, cependant. The Humans sont sculptés « en marbre de Carrare », Le Voyage à Nantes le confirme p. 32 de sa plaquette 2023. Mais les blocs de marbre ont-ils vraiment fait le voyage depuis les carrières de Toscane ? Certains carriers, fabricants de dallages et producteurs d’objets en pierre chinois n’hésitent pas à qualifier de « marbre de Carrare » un marbre blanc veiné de gris extrait dans la province chinoise du Guangxi. Il ne manquerait plus que Le Voyage de Nantes se soit fait refiler un faux marbre, par-dessus le marché !

Cette œuvre made in China a été réalisée à l’initiative d’un homme d’affaires portugais qui avait mis sur pied la filière de fabrication chinoise. Il a conservé le premier exemplaire, aujourd’hui installé à Melides (Portugal), dans un lotissement pour ultra-riches dont il est le promoteur. Deux exemplaires appartiendraient aujourd’hui l’un à un collectionneur grec, l’autre à une banque suisse. L’un d’eux, alors propriété d’un collectionneur danois, a été revendu aux enchères chez Bruus Rasmussen en 2018moyennant 350 000 couronnes danoises (environ 61 000 euros), frais inclus.

Le dernier exemplaire a été exposé en Suisse (2007) et à New York (2013). Dans le City Hall Park de Manhattan, il a recueilli pas mal de quolibets (les New-yorkais ne sont pas des tendres) mais révélé une qualité : il est propice aux selfies ! Resté néanmoins invendu, il était déposé depuis lors dans le jardin de l’artiste à Kerhonkson, un village sans âme de l’État de New York. C’est cet exemplaire, racheté directement à Olaf Breuning par Le Voyage à Nantes, qui a retraversé l’Atlantique pour s’installer en Bretagne.

Le Voyage à Nantes va-t-il braver la loi sur la laïcité ?

Maintenant que nous en sommes propriétaires, qu’allons-nous en faire ? Puisque The Humans sont censés rejoindre les œuvres « pérennes » du Voyage à Nantes, pourquoi ne pas les laisser sur la place du Commerce, tout simplement ? Peut-être bien à cause d’un vice originel. La quatrième statue de la série est intitulée Religion. Comme le dit Le Voyage à Nantes lui-même, elle représente « un croisé du Moyen Âge ». Et pour que nul n’en ignore, la statue est en forme de croix. C’est peut-être ce qui lui a valu d’être dégradée cet été (l’une des flèches enfoncées dans le corps du « croisé » a été brisée).

Ici, il faut rappeler l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’État : « Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions. » Montrer Religion place du Commerce pour la durée d’une exposition, oui. L’installer de manière pérenne, non*.

Le Voyage à Nantes n’en avait rien dit à Olaf Breuning, qui peine à le croire quand nous l’en informons. « You are kidding, right ? » s’étonne-t-il. Et après tout, il est bien possible que Le Voyage à Nantes n’ait découvert le loup qu’à retardement. En septembre 2022, pourtant, après des années de débats, la cour administrative d’appel de Nantes a exigé le retrait d’une statue de Saint-Michel placé sur une place publique des Sables-d’Olonne. Dès lors, Religion aurait dû être persona non grata à Nantes. C’est si évident qu’on est surpris que Jean Blaise ait pu l’oublier en signant le bon de commande.

Avec combien de chiffres, au fait, le bon de commande ? On ne voit pas du tout quelle logique artistico-touristique Le Voyage à Nantes a pu suivre en achetant ces Humans. Même s’il les a payés une bouchée de pain. Et d’ailleurs, les a-t-il seulement payés une bouchée de pain ? Légitime est cette question : Combien les Humans de la place du Commerce, dernier achat notoire de Jean Blaise au terme d’une longue carrière locale, ont-il coûté aux Nantais ?

Sven Jelure

  • Quoique, au 12 septembre, neuf jours après la fin du Voyage à Nantes, l’œuvre est toujours en place. Jean Blaise aime vivre dangereusementLe Post scriptum de midi : un lecteur nous signale que The Humans a quitté la place du Commerce ce 14 septembre. Apparemment très fâchée par notre article, une jeune dame du Voyage à Nantes qui supervise l’opération enjoint :
    – Dans l’avenir, demandez plutôt à ceux qui savent.
    – D’accord. Combien a coûté cette oeuvre ?
    – Ça, vous ne le saurez pas.
Combien coûte la statue de Breuning ? Si quelqu'un pouvait répondre...
Un déménagement apparemment bien préparé et une employée du Voyage à Nantes un peu agacée par la présence d’un de nos lecteurs.

Ça commence bien…

 

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