La nouvelle place du Commerce sera inaugurée samedi 13 mai. Les Nantais auront subi près de quatre ans de travaux, soit presque un an de plus que prévu. Le dérapage du budget, cependant, est plus modeste, inférieur à 2 millions d’euros (30,3 millions affichés pour 28,5 millions prévus, soit + 6,3 %). La réalisation obéit à un souci esthétique suranné et un peu contrefait, comme le révèle la communication municipale.
Superbement pavé de granit clair, l’espace Feydeau-Commerce a changé, et c’est heureux : pour 30,3 millions d’euros, de nos jours on a encore quelque chose. Mais quoi ? On l’a trop dit après Charles Baudelaire et Julien Gracq, « la forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel », et quand c’est le technocrate qui conduit la pelleteuse, le résultat laisse souvent à désirer.
Jean-Marc Ayrault, par la distribution presque systématique de La Forme d’une ville à ses visiteurs de marque, rendait une sorte de culte naïf à un auteur qui, très explicitement pourtant, parlait de lui-même tout en affectant de décrire une cité qui était pour lui « presque davantage imaginée que connue ». La pratique municipale, telle qu’aux grandes occasions elle se révèle sans fard dans les communiqués savamment accommodés par ses scribes, a conservé comme un pieux vestige l’étrange prédilection apparente de l’ancien maire pour les discours chipoteurs et les descriptions ourlées d’adjectifs improbables, témoins d’un usage libéral du dictionnaire des synonymes, par lesquelles des plumes aussi méticuleuses qu’oniriques s’efforcent de restituer non point la topographie froidement objective de tumescences urbaines mais la magnificence d’intentions approximatives rehaussées ici et là par des bribes de demi-réalités putatives et espérées auxquelles les citoyens respectables, jamais à court d’espoir, accrocheront leurs illusions d’une métropolitanité sublimée.
En trois mots façon Sven Jelure comme en cent façon Julien Gracq, il y a du bourrage de crâne dans ce que Johanna Rolland et ses communicants nous disent de la nouvelle étendue Feydeau-Commerce ‑ plus massif encore qu’à propos de la « nouvelle promenade fraîche et végétalisée » du parking Duchesse-Anne.
Les cercueils de la Loire
Il n’y a pas que le pavage. La presse et les réseaux sociaux l’ont noté, la forme des fontaines et des parterres fait irrésistiblement penser à des cercueils ou des pierres tombales. Deuil d’ambitions électorales ? Enterrement prochain d’une vie professionnelle ? Quel fin psychothérapeute, quel voyant extra-lucide saura déchiffrer les impensés d’une inspiration aussi funèbre ?
Le dessin longiligne de ces éléments de décor orientés est-ouest visait, selon le discours municipal et les dires de la paysagiste Jacqueline Osty, à évoquer le cours de la Loire. Mais quelle Loire ? Cette vingtaine d’insertions modestes fait surtout penser aux maigres flaques éparses du fleuve évaporé par temps de canicule. Si l’on tient à une métaphore aquatique ce sera plutôt celle des faibles vaguelettes de granit qui paraissent s’étaler en travers de l’ancien cours du fleuve pour venir mourir au pied de la FNAC. Quasi invisibles, car sans ombre, aux yeux du piéton venant du Sud, elles sont si propices aux chutes qu’il a fallu les ourler d’un ruban adhésif noir, façon faire-part de décès.
Ces visions macabres sont subjectives, d’accord. Passons à des considérations plus objectives et même chiffrées. Nantes Métropole nous y invite en résumant ainsi, dès le chapô de son communiqué de presse, les aménagements réalisés : « Avec 3 400 m² d’espaces végétalisés, plus de 30 000 plantations et le triplement des espaces piétonnisés, la nature a gagné du terrain sur le bitume, les fontaines et les îlots plantés apportent désormais de la fraîcheur aux 100 000 personnes qui s’y croisent chaque jour. »
Admettons les 3 400 m², même si leur éparpillement les fait paraître plus exigus. Ils comprennent 2 000 m² d’espace vert supplémentaire par rapport à la situation d’avant 2019. Mais ces m² sont en deux dimensions. En 3D, le volume des 70 platanes coupés pour réaliser l’aménagement (50 arbres seulement ont été conservés) n’est évidemment pas compensé par de nouvelles pelouses. C’est pour la bonne cause : « les plantations ne dépassent pas la hauteur d’homme « pour éviter que les dealers s’y cachent » », a expliqué Johanna Rolland. Car sans doute se dissimulaient-ils dans les hautes branches des platanes abattus. (Au fait, croit-on que les dealers aient disparu pour autant ? Ils ne cherchent même plus à se cacher, et les cinq caméras de télésurveillance nouvellement ajoutées aux huit existantes ne les en dissuadent apparemment pas.)
Sous le signe de l’iris
Le nouvel aménagement s’étend officiellement sur 2,7 hectares. Les 3 400 m² d’espaces « végétalisés » en représentent donc 12,6 %, soit seulement un huitième de sa surface. Les espaces verts et aquatiques couvrent pourtant 41 % de la superficie de la ville, nous disent les services municipaux. Ainsi, cette nouvelle place soi-disant verdie est trois fois moins verte que la moyenne de la ville ! Nantes dispose de 37 m² d’espace vert par habitant ; les 3 400 m² annoncés forment la dose de 92 personnes, soit 0,015 % de la population métropolitaine.
Quant aux « plus de 30 000 plantations », soyons précis : elles comprennent officiellement 1 051 arbustes, 1 500 plants d’iris et… 29 621 graines de plantes vivaces. Bravo au comptable qui, à quatre pattes dans la glèbe, a minutieusement dénombré les graines de gazon semées à travers la place.
Les 1 500 plants d’iris méritent qu’on s’y arrête. Dès le début, ils ont été le cheval de bataille du réaménagement. « Un jardin d’iris fleurira de manière spectaculaire chaque début de printemps », assurait Nantes Métropole au lancement du projet. En ce début de printemps 2023, quel Nantais a repéré la floraison « spectaculaire », réduite à quelques dizaines de fleurs ?
Les botanistes préconisent de planter entre sept et quinze iris par m². Nos 1 500 plants doivent donc occuper entre 100 et 214 m², soit 0,4 à 0,8 % de la surface aménagée (ou 2,9 à 6,3 % de la seule surface végétalisée) : qu’on ne s’étonne pas si le spectaculaire n’est pas au rendez-vous ! Les botanistes insistent aussi : il faut planter les iris au soleil, et surtout pas à l’ombre. Serait-ce pour cela qu’on a sacrifié les platanes côté Duguay-Trouin et pas côté Brancas ? Les premiers auraient fait de l’ombre aux iris, les seconds n’en font pas. C’est le chien qui lâche sa proie pour l’ombre « et n’eut ni l’ombre ni le corps », comme dit La Fontaine.
Usagers déportés
Autre chiffre « objectif » dans la description de Nantes Métropole : 100 000 personnes se croisent chaque jour sur l’espace remodelé. Elles auront désormais bien plus de place. Lisons mieux le dossier de presse : « avec près de 100 000 piétons chaque jour dont 60 000 usagers des 3 lignes de tramway et des 6 lignes de bus (C2, C3, 11, 26, 54 et la navette vers l’aéroport), l’espace Feydeau-Commerce est le premier pôle de transports en commun de Nantes Métropole ». Le maquillage saute aux yeux : une seule des trois lignes de tram passe entre Feydeau et Commerce ! Quelque chose comme 30 000 piétons sont à retrancher du total allégué. Quant aux lignes de bus, tiens, c’est vrai, que deviennent-elles ? En 2019 encore, 518 bus s’arrêtaient là chaque jour. On a envoyé leurs 40 000 usagers quotidiens se faire voir ailleurs afin de libérer de la place pour les iris.
Naturellement, le « gain » net n’est pas de 40 000 usagers puisque une partie d’entre eux transitent depuis ou vers la ligne 1 du tram. Mais au lieu de trouver leur bus immédiatement au sortir du tram, ils doivent maintenant aller le chercher ailleurs. La majorité des piétons qui transitaient sur l’espace Feydeau-Commerce se dirigent à présent vers le cours des 50 otages, où ils se bousculent le long d’un quai pas prévu pour une telle affluence. Ses quatre petites aubettes, en particulier, sont bien insuffisantes en cas d’intempéries, et d’ombre il n’est pas question – mais les Nantais doivent savoir souffrir pour que la place du Commerce soit belle.
Les bus, eux, embolisent la circulation sur le cours des 50 otages ; les ambulances pressées d’atteindre les urgences du CHU les contournent en empruntant la piste cyclable, tant pis pour les deux-roues. Combien de temps faudra-t-il pour qu’un urbaniste municipal constate cette situation misérable et imagine de déplacer les bus vers un espace plus dégagé ? Par exemple Feydeau-Commerce…
Édicule en verre
Cerise sur le gâteau, Nantes Métropole a profité des travaux pour améliorer le parking souterrain Commerce (dont la présence en sous-sol interdit la végétalisation d’une vaste surface). On peut y accéder en particulier « via un édicule en verre situé place du Commerce » (page 11 du dossier de presse). Quand il n’est pas aveuglé par les iris, le piéton y voit plutôt une vilaine boîte en métal déployé.
C’est moins grave que la suppression de soixante-dix grands arbres, avec l’ombre et la fraîcheur associées, en plein centre ville, sur un espace menacé de devenir un îlot de chaleur en temps de canicule. Mais cela dénote une prédilection pour une apparence qui relève d’une époque révolue. Comme l’Amirauté affairée à repeindre sa caserne alors que monte la menace d’une guerre avec le Farghestan dans Le Rivage des Syrtes, Nantes Métropole semble d’autant plus attachée à son image (quitte à enjoliver les descriptions qu’elle en fait) que la réalité des choses est plus préoccupante.
Et si elle peut s’arranger avec la vérité à propos de sujets mineurs comme l’édicule et les iris, qu’en est-il à propos de sujets majeurs ?
Sven Jelure
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Tout comme les Machines rendent nostalgique du projet de reconstruction du Pont Transbordeur, cet aménagement rend nostalgique du projet de « décomblement » (pardon pour le vocabulaire municipal) des bras de la Loire.
Rendre nostalgique de projets eux-mêmes nostalgiques, si ce n’est pas du surréalisme ça !
Vivement la nostalgie de l’Hôtel-Dieu !
On laissera encore une chance au Pont Anne-de-Bretagne. Esthétiquement au moins ; il sera difficile de faire pire (même si les premières illustrations ne sont pas renversantes).