Le Voyage à Nantes a choisi pour thème estival 2025 « l’étrangeté ». Sans attendre l’été, il vient de sortir de ses placards, tout en le plaçant derrière les barreaux, l’un des achats les plus étranges et les plus mal inspirés de Jean Blaise : The Humans.
« On se risque sur le bizarre ? », propose Francis Blanche dans une scène fameuse des Tontons flingueurs.« Eh ! Ça va rajeunir personne. » Le Voyage à Nantes 2025 se risque, lui, sur « l’étrangeté ». Ça va rajeunir personne à Nantes puisqu’il multiplie les étrangetés depuis ses débuts. Et 2025 reste simplement dans la ligne. « Ce thème et ce parcours, choisi et conçu par Jean Blaise, révèlent sa perception du rapport de l’art à la ville », tient à dire Sophie Levy, élégante manière pour la nouvelle directrice générale de prendre ses distances avec les lubies du vieux patron.
Ce dernier a aussi la satisfaction de voir l’un des choix les plus contestables de sa carrière sortir de l’obscurité. Pour le Voyage à Nantes 2023, il avait acheté The Humans, une série de six petits bonshommes de 1,5 m de haut avec « un drôle d’air perplexe et affligé ». On peut les comprendre, vu leur genèse tarabiscotée.
Leur auteur, Olaf Breuning, « produit une œuvre hétéroclite », reconnaît le Voyage à Nantes. Il « pratique la photographie, le film, la céramique, la gravure, le dessin », précise la galerie Semiose, qui l’expose à Paris. À cet artiste genre couteau suisse, né à Schaffhausen, il faudrait donc ajouter une lame : la sculpture ? Presque. Breuning se contente de dessiner The Humans dans son atelier new-yorkais en 2007. Ses personnages sont ensuite transformés en maquettes au Portugal. Puis les maquettes sont expédiées en Chine où trois séries de six figurines sont sculptées mécaniquement dans des blocs de marbre.
L’une des séries est conservée par Miguel Carvalho, l’homme d’affaires qui a imaginé ce système semi-industriel international ; il l’installe à Elides Art, une station balnéaire portugaise dont il est le promoteur. La seconde série est vendue à un collectionneur et passera en vente publique en 2018 au Danemark. La troisième, restée entre les mains d’Olaf Breuning, est exposée en 2007 en Suisse puis en 2013 à New York, mais ne trouve pas preneur, jusqu’à ce que le Voyage à Nantes l’achète, pour un prix non révélé à ce jour .
Le monde est petit
Derrière cet achat transparait probablement l’entregent de Marc Olivier Wahler. Suisse lui aussi, il dirige le Swiss Institute de New York, sur Broadway entre 2000 et 2006 ; il y expose Breuning en 2003. En 2006, il devient directeur du Palais de Tokyo, centre culturel parisien dont Jean Blaise est administrateur, et invite Breuning aux Rencontres photographiques d’Arles, en proposant de lui attribuer un prix ; le jury ne le suit pas. En 2011, il organise au Palais de Kyoto une grande exposition consacrée à Breuning.
Il quitte le Palais en 2012, devient conservateur d’Elides Art et fonde la Chalet Society, destinée à la promotion commerciale de l’art moderne. Dans cette aventure éphémère, il a pour partenaire la société Artevia, dirigée par Alain Thuleau. Ce dernier est une vieille connaissance de Jean Blaise, qui l’a fait travailler sur des aspects financiers de la première Nuit blanche de Paris (2002) et de la biennale Estuaire (2007).
En 2017, Blaise, Thuleau et Wahler se retrouvent tous trois aux commandes de l’opération « Un été au Havre » montée à la demande d’Édouard Philippe. La société de Thuleau, Artevia, y laissera un impayé monumental et sera mise en règlement judiciaire puis en liquidation sans avoir réussi à se refaire comme organisatrice de Nantes Food Forum pour Le Voyage à Nantes. Breuning est bien entendu au programme d’Un été au Havre, concocté par Jean Blaise.
Un emplacement public par intermittence
En 2023, donc, c’est au tour du Voyage à Nantes d’exposer l’artiste helvéto-américain, et même de lui acheter son œuvre invendue. Elle est installée sur la nouvelle place du Commerce inaugurée depuis peu. Parmi les six personnages de la série, l’un, en forme de croix, est intitulé Religion et figure très officiellement un « croisé du Moyen-âge ». Comme chacun sait, sauf peut-être le Voyage à Nantes, l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’Etat interdit « d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit », sauf dans les lieux de culte et les cimetières, et dans les musées ou expositions.
Une fois terminée l’exposition du Voyage à Nantes 2023, The Humans demeure néanmoins une dizaine de jours sur la place du Commerce. Serait-ce l’emplacement choisi pour en faire une « œuvre pérenne » ? Mais elle en est retirée précipitamment quand Nantes Plus signale le problème légal.
Où mettre The Humans ? Un musée ? Sophie Lévy a probablement trouvé que l’œuvre n’était pas au niveau de son établissement, et puis Jean Blaise s’est toujours targué d’occuper l’espace public. On vient de trouver une autre solution : The Humans est exposé depuis quelques jours dans la cour de la présidence de l’Université, rue Gaston-Veil. « C’est désormais au cœur de la Cour de la Présidence de l’Université que les six créatures s’ancrent de manière durable », assure le cartel installé par Le Voyage à Nantes*.
Peut-être faudrait-il parler d’emprisonnement plutôt que d’ancrage. L’endroit, d’aspect assez carcéral avec son sol et ses murs de béton, est séparé de la voie publique par une grille. Il ne serait donc pas un « quelque emplacement public que ce soit », comme dit la loi ? Le Voyage à Nantes a l’imprudence de préciser : « La cour est inaccessible au public les week-end, hors périodes événements du Voyage à Nantes (été et hiver) – l’œuvre est visible uniquement à travers les grilles ». Autrement dit, l’emplacement est public les jours ouvrables… Les tribulations de The Humans ne sont peut-être pas terminées.
Sven Jelure
* Le Voyage à Nantes persiste par ailleurs à évoquer des sculptures en « marbre de Carrare ». Il est très probable qu’il s’agit en réalité de faux Carrare chinois.
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