Plus d’étudiants nantais dans le désert texan
L’École des beaux-arts de Nantes Saint-Nazaire (EBANSN) s’échine à trouver des justifications de sa présence à Marfa mais semble ignorer ce qui relie cette bourgade texane à Nantes.
Presse Océan rendait compte samedi de l’enthousiasme affiché par Pierre-Jean Galdin, directeur de l’EBANSN, et Emmanuelle Bousquet-Chalmel, vice-présidente de l’université de Nantes, pour le « campus » artistique nantais créé au milieu de nulle part dans le désert de Chihuahua, à neuf heures de route de Houston. Le premier « défend », la seconde « plaide » : on sent que le quotidien nantais n’y croit pas trop.
L’EBANSN a en effet installé un modeste établissement à quelques kilomètres de Marfa pour y recevoir des étudiants en partenariat avec une école de Genève. Pourquoi Marfa ? Certains arguments sont tirés par les cheveux. Les étudiants « se frottent […] aux réalités du temps : l’exode, les trafics à la frontière, l’exploitation du gaz de schiste », assure Presse Océan. Hem… La frontière mexicaine, à plus de soixante kilomètres à vol d’oiseau, est séparée de la ville par une chaîne de montagnes presque infranchissable. Et le gaz de schiste n’est pas exploité dans le comté de Presidio, dont Marfa est le chef-lieu.
Un temps de retard sur la mode Marfa
Marfa invoque aussi une légitimité culturelle : James Dean y a tourné les scènes extérieures de Giant et les frères Coen une partie de No Country for Old Men. Assez pour justifier l’envoi d’une vingtaine d’étudiants nantais pendant trois mois dans les bungalows de l’EBANSN ? Non sans doute : pourquoi aller chercher James Dean quand on a Jacques Demy ? Mais la petite ville a mieux à faire valoir. À partir des années 1970, le sculpteur minimaliste Donald Judd y crée des œuvres imposantes avec le soutien d’une fondation locale. Après la mort de Judd en 1994, sa compagne et son assistant s’attachent à créer un musée. Ils réussissent à intéresser à Marfa plusieurs mécènes et institutions culturelles.
La ville avait perdu la moitié de sa population en un demi-siècle. Elle comprend l’intérêt de cette nouvelle vocation et soutient l’installation d’artistes et de galeries. À la fin du siècle dernier, relations publiques aidant, elle acquiert une certaine notoriété dans les milieux de l’art contemporain, ce qui lui vaut un petit courant touristique. En 2012 encore, Le Monde la décrit même comme « un ancien village fantôme devenu la Mecque de l’art contemporain ».
L’hyperbole ne suffit pas à dissimuler que le quotidien a un temps de retard. La mode Marfa s’étiole. L’exode de la population s’est effectivement ralenti dans les années 1990 mais reprend de plus belle dans les années 2000. La ville ne compterait plus aujourd’hui que 1 700 résidents environ, contre près de 2 500 en 1980.
Pierre-Jean Galdin la découvre, semble-t-il, en 2007. Dans les années suivantes, il y amène des étudiants. Puis il convainc même des mécènes nantais d’y financer une installation permanente. C’est chose faite en 2015 : l’association Fénelon Beaux-arts achète un terrain à quelques kilomètres de Marfa. Un investissement de 150 000 euros, ce qui paraît beaucoup pour sept hectares de désert. Depuis lors, deux mobil-homes ont été installés pour recevoir des étudiants. Voire des artistes en exercice ; le ministère français des Affaires étrangères soutient l’aventure (un héritage du temps ou Jean-Marc Ayrault y était ministre ?) par une bourse de 6 000 euros pour un artiste en résidence.
Le stage de Marfa justifiera-t-il son coût et son bilan carbone par ce qu’il apportera aux étudiants de l’EBANSN ? Celle-ci redorera-t-elle ainsi son blason un peu écorné récemment par la chambre régionale des comptes ? La ville retrouvera-t-elle grâce à Nantes un peu de son lustre passé ? Bah… l’art n’est-il pas encore plus beau quand il est inutile ?
Une lointaine hérédité nantaise ?
Ah ! au fait, j’évoquais en commençant un lien entre Nantes et Marfa ‑ un lien que l’EBANSN ignore sûrement, sans quoi elle en aurait fait son miel. Marfa a prétendu que son nom, qui est la forme russe de Martha, venait d’un roman de Dostoïevski, Les Frères Karamazov. Mais c’est invraisemblable : la ville s’est bâtie autour d’une gare créée au début des années 1880 par une compagnie ferroviaire, la Southern Pacific Railroad. À cette date, le roman venait à peine d’être publié en feuilleton dans une revue russe ; il ne serait traduit en anglais que bien plus tard.
La véritable origine du nom a été révélée par Kathleen Shafer, qui a exhumé dans Marfa: The Transformation of a West Texas Town (Austin, TX, University of Texas Press, 2017) un article du Daily News de Galveston daté du 17 décembre 1882. Marfa, y lit-on, doit son nom à « l’un des personnages de la pièce Michael Strogoff ». Marfa est en effet le prénom de la mère de Michel Strogoff dans le roman de Jules Verne.
Pourquoi est-il question d’une pièce et non d’un roman ? Parce qu’une pièce de théâtre en a été tirée par Jules Verne et Adolphe d’Ennery et a rencontré un grand succès à l’époque. Selon le Daily News, deux ou trois autres gares de la Southern Pacific Railroad devraient aussi leur nom à Jules Verne. Lesquelles ? Quelques hypothèses :
- Valentine : un personnage d’Une fantaisie du Docteur Ox
- Alpine : un « Américain dogmatique » rencontré dans Une Ville flottante s’appelle Mac Alpine
- Sanderson : un chasseur d’éléphants dans La Maison à vapeur (« Il prétend que l’éléphant n’a qu’une moyenne d’intelligence très ordinaire ». Oh !)
- Dryden : le mont Dryden (Australie) apparaît dans Les enfants du capitaine Grant
- Lacoste : l’un des personnages principaux du Volcan d’or, ancien chercheur d’or au Klondike, s’appelle Josias Lacoste (cependant, le roman n’a été publié qu’après la création de la ligne ferroviaire)
- Beaumont : le géologue Élie de Beaumont est mentionné dans Les Aventures du capitaine Hatteras
- Baldwin : un personnage de ce nom est mentionné dans Aventures de trois Russes et de trois Anglais
- Morgan : le nom est porté par des personnages de De la Terre à la Lune, L’île au trésor, Les Aventures du capitaine Hatteras et L’École des Robinson – qui a été traduit en anglais sous le titre Godfrey Morgan, A Californian Mystery
Coïncidences ? Il faut absolument creuser la question. Parions que la faculté des Lettres et le Centre d’études verniennes de Nantes ne vont pas tarder à rejoindre les futurs artistes de l’EBANSN dans le désert de Chihuahua.
Sven Jelure
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