Le Rayon-Vert : Voyage extraordinaire à Nantes

Le Rayon-Vert, voyage extraordinaire à Nantes : un conte de Noël vernien

Héléna Cambelle prit la boule verte et passa adroitement les deux premiers arceaux. La partie de croquet commençait bien. Mais dans l’autre camp, les frères Melville s’en donnaient de roquer et de croquer les boules adverses. Quel massacre ! Ils se faisaient de petits signes, ils se comprenaient d’un coup d’œil, sans avoir même besoin de parler.

Quelques passants s’étaient arrêtés pour admirer l’habileté des joueurs. La maigre pelouse du pont Anne-de-Bretagne n’avait nullement été destinée à servir de terrain de croquet mais, quand quelques joueurs l’avaient préemptée, la mairie n’avait pas osé les en empêcher. Dans le fond, elle n’était pas mécontente qu’on veuille bien inventer des usages à ce pont imposé par des choix d’urbanisme contestables.

Les frères Melville eurent vite partie gagnée. Sans doute, Héléna voulut alors paraître beaucoup plus dépitée qu’elle ne l’était réellement, et d’un vigoureux coup de maillet, elle frappa sa boule, sans trop en calculer la direction. Coup malheureux ! Un jeune artiste était là, assis devant son chevalet. La boule, atteignant la toile en son plein, tacha sa couleur verte de toutes les couleurs de la palette qu’elle frôla en passant, et renversa le chevalet à quelques pas de là.

Le peintre se retourna tranquillement et dit :

« D’ordinaire, on prévient avant de commencer un bombardement ! Nous ne sommes pas en 1943 ici ! »

Héléna, ayant eu le pressentiment de cet accident, avant même qu’il ne se fût produit, avait couru vers le chevalet :

« Ah ! monsieur, dit elle, en s’adressant au jeune artiste, veuillez me pardonner ma maladresse ! » Celui-ci se leva, salua en souriant la belle jeune fille, toute confuse, qui venait s’excuser.

Les présentations furent vite faites. Olivier Sinclair venait d’Édimbourg. Ce jeune Athénien de l’Athènes du Nord était le fils d’un ancien conseiller de cette capitale du Mid-Lothian. Il avait fait de bonnes études à l’Université ; puis, à l’âge de vingt ans, un peu de fortune lui assurant au moins l’indépendance, curieux de voir le monde, il visita les principaux États de l’Europe, l’Inde, l’Amérique. Peintre distingué, cœur chaud, nature artiste, il était fait pour plaire et plaisait sans pose ni fatuité.

Olivier Sinclair, à vingt-six ans, ne semblait pas encore avoir éprouvé le besoin de vivre à deux. Pourtant, il était bien fait pour inspirer plus que de la sympathie à quelque jeune et blonde fille de l’Écosse. Sa taille élégante, sa physionomie ouverte, son air franc, sa mâle figure, énergique par les traits, douce par les yeux, la grâce de ses mouvements, la distinction de ses manières, sa parole facile et spirituelle, l’aisance de sa démarche, le sourire de son regard, tout cet ensemble était de nature à charmer. Suivant la jolie expression gaélique, il était de ceux « qui ne tournent jamais le dos ni à un ami, ni à un ennemi ».

Héléna Cambelle écoutait sans dire un mot, et levait parfois ses beaux yeux sur le jeune homme, qui ne cherchait point à la gêner de ses regards. Il s’était choisi, expliqua-t-il, un thème pictural inépuisable et qui soulevait l’intérêt du public, celui des grands embouteillages du monde entier, or Nantes en avait suscité un beau en obligeant une circulation automobile intense à croiser sur une seule file pas moins de deux lignes de tramway. Héléna ne put s’empêcher de sourire à cette évocation. Est-ce qu’elle aussi n’était pas en quête de pareille aventure, un peu moins polluée, toutefois, la chasse aux nuances célestes, la chasse au Rayon-Vert ?

Et les frères Melville ne purent se retenir d’en faire la remarque, en parlant du motif qui les avait amenés à Nantes, c’est-à-dire l’observation d’un phénomène physique dont ils firent connaître la nature au jeune peintre.

« Le Rayon-Vert ! s’écria Olivier Sinclair.

— L’auriez-vous déjà vu, monsieur ? demanda vivement la jeune fille, l’auriez-vous déjà vu ?

— Non, miss Cambelle, répondit Olivier Sinclair. Non ! en vérité ! Eh bien, moi aussi, je veux le voir ! Le soleil ne disparaîtra plus sous l’horizon sans qu’il ne m’ait pour témoin de son coucher ! Et, par saint Dunstan, je ne peindrai plus jamais qu’avec le vert de son dernier rayon ! »

Il était difficile de savoir si Olivier Sinclair ne parlait pas avec une légère pointe d’ironie, ou s’il se laissait entraîner par le côté artiste de sa nature. Toutefois, un certain pressentiment dit à Héléna que le jeune homme ne plaisantait pas.

« Monsieur Sinclair, reprit-elle, le Rayon-Vert n’est pas ma propriété ! Il luit pour tout le monde ! Il ne perd rien de sa valeur, parce qu’il se montre à plusieurs curieux à la fois ! Nous pourrons donc, si vous le voulez, essayer de le voir ensemble. Dès ce soir, pourquoi pas ? Vous n’auriez pas longtemps à attendre. En ce 24 décembre, le soleil se couchera à 17 h 20 pile, c’est-à-dire dans une demi-heure.

Le jeune artiste leva vers son interlocutrice un regard étonné et émit une légère réserve.

— J’ai lu, bien sûr, Le Rayon vert de votre Jules Verne. Je crois me souvenir que, pour voir cette lumière céleste, le dernier feu du soleil à l’instant même où il disparaît sous l’horizon, plusieurs conditions doivent être réunies : un ciel parfaitement dégagé, pas de nuages, de voiles ou de vols d’oiseaux qui pourraient arrêter le regard et surtout un horizon maritime illimité. Le soleil doit se coucher dans l’eau. Nantes a beau être un port, on n’y voit point l’océan. Et il est trop tard pour nous précipiter à Pornic ou au Croisic. Comment espérez-vous voir le Rayon-Vert ce soir ?

Héléna lui adressa un sourire énigmatique et dit :

— Faites-moi confiance, vous le verrez bien. Comme nous avons quelques minutes devant nous, voulez-vous que je vous fasse découvrir ce pont dont notre nouveau maire a tenu à faire davantage qu’un assemblage de béton et de métal ?

Sans même attendre la réponse d’Olivier Sinclair, elle lui fit signe de la suivre vers l’entrée nord du pont. Une stèle de granit fort simple s’y élevait, large d’un mètre et haute de 1,618 mètre environ. En haut de la stèle était gravé ce titre : « Mémorial de l’abolition de la peine de mort ». Au-dessous, en plus petits caractères, on lisait : « En 1793-1794, la République a noyé ici plusieurs milliers de prisonniers. »

— N’est-il pas étrange de rapprocher ces deux faits ? demanda le jeune peinter.

— Ce petit monument tourne le dos au Mémorial de l’abolition de l’esclavage et lui fait écho en quelque sorte. Si vous le visitez, vous verrez qu’il parle de l’esclavage plutôt que de son abolition. Ici, il est question de condamnés à mort…

— Ah ! je comprends ! Parler de son contraire pour célébrer une chose, ce serait donc une particularité nantaise ! Mais je vois ce que vous voulez dire, j’ai visité tout à l’heure votre Mémorial. J’ai d’ailleurs été surpris de ne pas y lire le nom de votre Jules Verne parmi ceux des écrivains qui ont condamné l’esclavage. Il a pourtant affirmé des positions fort nettes.

— Chut ! fit Héléna en posant sur ses lèvres un gracieux index. Évitez s’il vous plaît les sujets qui fâchent. Jules Verne a condamné une traite dont les concepteurs du Mémorial eussent probablement préféré qu’il ne parlât pas.

Elle entraîna Olivier Sinclair vers le milieu du pont en suivant la rambarde aval. Vers le milieu de l’ouvrage d’art, celle-ci était doublée sur une vingtaine de mètres de six lignes de filins d’acier solidement fixés à une série de poteaux métalliques, à des hauteurs d’environ 1,00 m, 1,15 m, 1,30 m, 1,45 m, 1,60 m et 1,75 m.

— Avez-vous l’intention de palisser là des arbres fruitiers ? demanda le peintre. Étant donné la minceur de la couche de terre sur ce pont, l’emplacement paraît étrangement choisi !

Mais, remarquant à l’extrémité des filins de petites étiquettes métalliques, il s’approcha pour observer celles qui étaient les plus proches du premier poteau. Il lut : Michel Ardan, Capitaine Hatteras, César Cascabel, Franz de Télek, Marcel Bruckmann, Docteur Samuel Ferguson.

— Ce sont des noms de personnages de Jules Verne, n’est-ce pas ?

— Oui, expliqua Héléna, ils servent seulement à reconnaître les sections des filins. Comme il ne tardera pas à s’y trouver beaucoup de monde, il deviendra vite difficile de retrouver son emplacement.

— Emplacement pour quoi ?

— Venez voir. On a commencé par l’autre côté.

Héléna et Olivier suivirent les filins jusqu’à leur extrémité méridionale, à une vingtaine de mètres. Là, des centaines de cadenas de toutes tailles et de toutes couleurs étaient suspendus aux câbles métalliques. Beaucoup étaient en forme de cœur. Certains d’entre eux portaient, gravés à même le métal, des prénoms et des dates, toutes récentes.

— Vous connaissez la tradition des cadenas d’amour, expliqua Héléna. Dans le monde entier, des couples de jeunes gens, ou de moins jeunes d’ailleurs, attachent des cadenas aux grilles de certains ponts puis jettent leurs clés à l’eau en témoignage d’amour éternel. La ville de Paris a tenté d’éradiquer cette coutume en supprimant les dizaines de milliers de cadenas qui déformaient sous leurs poids les garde-corps du pont des Arts. Nantes a choisi au contraire de favoriser cette pratique romantique afin de devenir la Ville de l’Amour.

— Avez-vous déjà refermé votre propre cadenas sur ces filins, demanda le peintre.

Héléna éclata de rire en faisant non de la tête.

— Je n’ai pas encore trouvé celui qui détient la bonne clé !

— Mais d’où viennent donc tous ces cadenas ? reprit Olivier.

— Les amoureux les apportent souvent avec eux. Mais ils ont aussi donné naissance à un petit commerce local. Venez donc voir.

Et Héléna se dirigea d’un pas décidé vers les nefs des Machines de l’île, au-delà de l’extrémité sud du pont. Olivier la suivit, charmé, quoique un peu encombré par son chevalet et sa mallette de peintre. En arrivant aux nefs, la jeune fille pénétra résolument dans la boutique des Machines de l’île. Un vaste panneau y était consacré aux cadenas. Au moins une centaine de modèles différents étaient proposés. Les plus économiques étaient vendus 5 euros. Le plus cher, 110 euros. Un modèle plaqué or à 500 euros était aussi signalé mais il n’était disponible que sur commande.

— Ce ne sont pas les moins chers qui se vendent le mieux, précisa une jeune vendeuse aux tresses rousses. On ne mégote pas avec l’amour. Les cadenas sont à présent, de très loin, l’article le plus vendu par la boutique. Comme vous voyez, nous en avons de toutes sortes, y compris des modèles arc-en-ciel pour les amoureux LGBTQQIP2SAA, des modèles à trois clés pour les trouples et même des modèles sans clé, à serrure chiffrée, pour les cœurs d’artichaut économes, qui veulent pouvoir réutiliser leur investissement.

Après avoir contemplé pensivement le panneau des cadenas, Olivier en choisit un en acier, orné des armes de Nantes et de la devise : « Favet Neptunus Eunti ». Au verso, trois zones à gratter étaient destinées, probablement, à recevoir des prénoms et une date. Il le paya à la caisse et le déposa dans sa poche.

— À mon tour d’être indiscrète, risqua Héléna : avez-vous un nom à inscrire sur ce cadenas ?

— Non mais, sait-on jamais, ces choses-là peuvent arriver soudain !

Héléna espéra en son cœur que le jeune Écossais avait caché dans sa phrase un message subliminal.

Les deux jeunes gens s’en retournèrent vers le milieu du pont. Un peu en arrière des filins métalliques, une rangée de six blocs cylindriques irréguliers de deux ou trois mètres de haut et de cinquante ou soixante centimètres de diamètre, fixés verticalement sur le trottoir du pont, intrigua Olivier Sinclair.

— On dirait des troncs d’arbre, dit-il.

Ce sont des troncs d’arbre, confirma Héléna. Ils se dressaient autrefois dans les rues ou les jardins publics de la ville et il a fallu abattre parce qu’ils étaient malades, ou parce qu’ils gênaient un aménagement quelconque, mais même dans ce cas, on leur découvre toujours une maladie quelconque… Ils ont été installés ici l’été dernier. Ils y trouvent une seconde vie. Les amoureux viennent graver leur nom dans le bois.

En effet, les troncs étaient déjà décorés de nombreux graffitis. Des initiales, des prénoms, parfois un ou deux vers, des cœurs percés d’une flèche…  Quelques slogans politiques aussi.

— La ville ne veut que de l’amour ici, précisa Helena. Le service de nettoyage passe chaque semaine avec une meuleuse pour effacer les messages parasites.

Elle jeta un coup d’œil à sa montre et s’écria, étonnée :

— Comme le temps passe vite en votre compagnie ! Il est grand temps de prendre place pour le Rayon-Vert.

Intrigué, il la suivit jusqu’à un petit kiosque métallique peint en vert nantais, situé au beau milieu de la rambarde aval du pont. Au-dessus de l’entrée, le linteau annonçait : « Kiosque des Amoureux ». Deux marches y menaient, ainsi qu’un plan incliné pour les fauteuils roulants. À l’intérieur, six couples enlacés contemplaient déjà l’horizon vers l’ouest.

— Les ponts sont partout des lieux emblématiques des amoureux, expliqua Helena. « Sous le pont Mirabeau coule la Seine, et nos amours, faut-il qu’il m’en souvienne »… vous connaissez ça. Nantes a voulu bâtir un véritable pont lover-friendly. Ce kiosque en est le point culminant . Comme vous voyez, nous sommes ici en surplomb au-dessus du fleuve.

— Sous le pont Anne-de-Bretagne coule la Loire, et nos amours… tenta Olivier.

— Non, pas la Loire, ou plutôt plus la Loire ! corrigea Héléna. La ville vient d’obtenir de l’IGN un changement de son nom à partir du niveau où elle se donne à l’océan, c’est-à-dire à partir de l’endroit jusqu’où remonte l’onde de marée, aux alentours de Varades.

— Et comment l’a-t-elle rebaptisée ?

— L’Amour, bien sûr ! Sous le pont Anne-de-Bretagne coule l’Amour… La confusion avec le grand fleuve asiatique qui sépare la Chine et la Russie n’est guère à craindre, n’est-ce pas ? Le nom est tout à fait justifié puisque l’estuaire s’achève au niveau de La Baule et de la Côte d’Amour. Le bateau de promenade que vous apercevez à quai, là-bas sur la droite, est le Bel-Aime. Il a été construit spécialement pour des croisières sur l’Amour et comprend même une chambre nuptiale, mais les mauvaises langues affirment qu’il est destiné à être reconverti en maison de passe flottante le jour où la loi le permettra.

— Chut, fit une voix dans l’assistance. C’est presque l’heure !

Tous les yeux étaient tournés vers l’ouest. La baie du kiosque découpait une vue presque entièrement fluviale. Mais la ligne d’horizon devait se situer du côté de Trentemoult au lieu de se perdre dans l’océan, comme Olivier Sinclait l’eût imaginé. On distinguait aussi, sur la droite, l’extrémité du pignon oriental du nouveau musée Jules-Verne. Cet emplacement du pont était le premier point où le bâtiment commençait à apparaître au piéton arrivant du centre-ville.

Tout à coup, l’assistance se raidit. « Le Rayon-Vert ! le Rayon-Vert ! » s’écrièrent d’une commune voix les couples entassés dans le kiosques dont les regards, pendant un quart de seconde, s’étaient imprégnés de cette incomparable teinte de jade liquide.

Seuls, Olivier et Héléna n’avaient rien vu du phénomène, qui venait enfin d’apparaître ! Au moment où le laser fixé sur la terrasse du musée Jules-Verne jetait son bref éclat à travers l’espace, leurs regards se croisaient, ils s’oubliaient tous deux dans la même contemplation !…

Mais Helena avait vu le rayon noir que lançaient les yeux du jeune homme ; Olivier, le rayon bleu échappé des yeux de la jeune fille !

Tout le monde sortit du kiosque. Les deux jeunes gens suivirent le mouvement et prirent à pied la direction du centre-ville. Pensifs, ils marchèrent en silence un long moment.

— Mais, au fait, ma chère Helena, finit par dire Olivier Sinclair, nous ne l’avons pas vu, ce rayon que nous avons tant voulu voir !

— Nous avons vu mieux ! dit tout bas la jeune femme. Nous avons vu le bonheur même, celui que la légende attachait à l’observation de ce phénomène !… Puisque nous l’avons trouvé, mon cher Olivier, qu’il nous suffise, et abandonnons à ceux qui ne le connaissent pas, et voudront le connaître, la recherche du Rayon-Vert !

FIN

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