Il y a quelques jours, une quinzaine de personnes manifestaient tristement devant la mairie de Nantes. C’était des Roms en instance d’expulsion de la zone des Gohards. Dommage pour eux : s’ils s’étaient installés 500 m plus loin, sur la prairie de Mauves, ils seraient les rois de la piste et Nantes Métropole leur proposerait bientôt un douillet cocon.
Début 2024, Nantes Métropole se préparait à évacuer la prairie de Mauves afin d’y construire un immense pôle d’écologie urbaine (PEU). Le site était peuplé par « près de 650 personnes migrantes de l’Est européen installées dans un bidonville ». On n’allait quand même pas leur envoyer les CRS comme à de vulgaires squatteurs de Notre-Dame-des-Landes : Nantes Métropole avait chargé l’association Coallia de les convaincre en douceur d’aller voir ailleurs. Prix de la prestation : jusqu’à 80 millions d’euros sur quatre ans. S’y ajoutaient quelques bricoles confiées à d’autres prestataires, comme la transformation de la prairie de Mauves en camp retranché moyennant 1,1 million d’euros.
Soudain, fin 2024, Coallia rend son tablier ! Elle comptait sous-traiter le volet sécurité de son contrat à un prestataire agréé mais vient de découvrir une décision rendue le 7 décembre 2023 par une cour d’appel administrative qui exige, pour une telle sous-traitance, que le donneur d’ordre soit lui-même agréé. Coallia ne l’est pas. Ce qui ne l’empêche pas, d’ailleurs, de publier à la même époque une série d’appels d’offres portant sur la surveillance d’immeubles dont elle est gestionnaire. Le service juridique de Nantes Métropole n’a pas davantage vu le loup, si loup il y a.
Retour à la case départ, donc. Nantes Métropole attribue un nouveau contrat à Coallia, pour un montant de 6 millions d’euros « seulement ». Puis, en juin 2025, moyennant 10 millions d’euros sur quatre ans, elle confie le volet sécurité à Lynx Assistance, bien connue à Nantes où elle assure le gardiennage du site des Machines de l’île et la sécurité de nombreux événements municipaux. La mission consiste à empêcher de nouvelles installations sur la prairie de Mauves. C’est une tâche stratégique, car les gâteries promises pourraient attirer de nouveaux squatteurs, ce qui serait ruineux vu le prix de revient moyen d’un squatteur relocalisé. Déjà, les archives de Google Earth révèlent que l’occupation du site s’est densifiée depuis qu’on a commencé à parler du PEU, en 2023.
L’urgence d’assurer la sécurité pour dans deux ans
Mais où iront les Roms qui auront accepté de quitter la prairie de Mauves (les récalcitrants devraient être expulsés de force au bout de quatre ans) ? Nantes Métropole va créer pour eux des sites de « stabilisation transitoire » (ô temps, suspens ton vol !). Le premier d’entre eux ne sera pas ouvert avant le 1er semestre 2027 et l’on ne sait même pas combien il y en aura d’autres (entre un et trois), ni où ils se trouveront, ni comment ils seront équipés, ni comment ils fonctionneront. La métropole tient néanmoins à les sécuriser d’urgence ! Dès avant sa venue, le Rom fait peur… À moins qu’on veuille épargner cette cette corvée à la nouvelle municipalité qui pourrait être élue en 2026.
Dès la fin mai 2025, Nantes Métropole choisit un prestataire chargé d’un « dispositif de sécurisation (personnes et biens) du/des site.s de transition » H24 et 7/7 avec « contrôle permanent à l’entrée du site pour éviter toute installation de personnes extérieures » : les Roms venus de la prairie de Mauves seront érigés en caste privilégiée.
Puisqu’on ignore le périmètre réel du travail à assurer entre 2027 et 2031, il faut calculer large : un accord-cadre est attribué pour quatre ans moyennant un montant maximum colossal, 14 millions d’euros, à une petite entreprise de Bouguenais créée début 2018, Sécuri-Tess. Le choix n’a pas été trop difficile : un seul autre prestataire éventuel s’est intéressé à la question.
Sécuri-Tess ne cherche pas à se faire connaître : elle n’a pas publié ses comptes depuis ceux de 2019. Le contrat paraît bien gros pour une si petite structure, qui selon l’INSEE employait entre 3 et 5 salariés en 2022 (l’un des critères de sélection était pourtant l’effectif de l’entreprise au cours des trois dernières années). Mais Nantes Métropole n’a sûrement pas choisi son prestataire sans le connaître un peu. Spécialiste de la « surveillance électronique temporaire », Sécuri-Tess a sécurisé le chantier du MIN pour le compte de la SAMOA. Et elle appartient à un petit groupe privé comprenant d’autres entreprises de sécurité actuelles… ou passées (l’une d’elles, GP2S Événements a fait l’objet d’une liquidation judiciaire début 2018).
Ruineux mais provisoire
Encore faut-il quand même créer quelque chose à gardienner. Alors, ce premier site de transition, où se situera-t-il en définitive ? Oh, pas bien loin de la prairie de Mauves, à peine 1 km à vol d’oiseau : 23 rue des Bateliers, du côté de San Francisco, sur un site qui appartient à Nantes Métropole et qui fut naguère voué au tir airsoft. Nantes Métropole recherche en ce moment un chargé de maîtrise d’œuvre pour « l’aménagement d’un terrain de transition n°1 pour la résorption des bidonvilles ». Ce terrain pourrait recevoir 50/55 ménages, soit entre 250 et 275 habitants déplacés.
Ils y trouveront environ 9 000 m² d’aménagements pour l’habitat et pour une équipe sécurité 24/24 et 7/7, plus éventuellement jusqu’à 1 000 m² de locaux de travail pour l’accompagnement social. On pourrait penser que les travaux nécessaires pour recevoir des caravanes transférées d’un terrain vague sont modestes. D’autant plus que tout ce qui sera fait sera provisoire : il faudra « pouvoir remettre le terrain en état initial à l’issue de l’exploitation estimée à 5 ans ». (Curieusement, les contrats sont passés pour quatre ans.)
Cependant, « l’installation des familles sur un terrain de transition vise une amélioration sensible de leurs conditions de vie par rapport au bidonville : accès à l’eau et à l’électricité, mise à disposition de douches et WC ». Entre le nettoyage du site, la démolition de bâtiments existants et la réhabilitation d’un autre, l’installation d’équipements sanitaires, les aménagements d’emplacements, les clôtures, la signalétique, les voies de circulation et les stationnements, il y en a, estime-t-on à ce jour, pour 4,7 millions d’euros TTC, dans le scénario comprenant des locaux pour l’accompagnement social. La remise du site « en état initial » au bout de cinq ans ne semble pas comprise dans ce prix.
On est tenté de calculer un prix de revient par jour et par personne pour le seul terrain – quelque chose comme 11,7 euros ‑ mais on serait au-dessous de la vérité, car il faudra bien entendu y ajouter la rémunération du maître d’œuvre. Elle pourrait bien se compter en millions elle aussi, tant sa mission est exigeante. Il devra être à la fois technicien et diplomate : « Il est attendu une appétence pour le travail auprès d’un public précaire issu des bidonvilles et des capacités d’adaptation pour répondre aux besoins de souplesse et d’agilité en lien avec le projet. » Et comme Nantes Métropole désire que le chantier « vise spécifiquement l’insertion des personnes issues du bidonville », le maître d’œuvre devra aussi convaincre les entreprises de les employer. Cela risque d’alourdir les devis – mais les Nantais n’en sauront rien puisque « il est attendu de la maîtrise d’œuvre une discrétion sur la réalisation du projet » !
On suppose que cette clause de bouche cousue couvre aussi les différents aléas susceptibles d’entraver le projet. Ils sont au moins de quatre types :
- Le PLUm réserve la zone à « l’accueil d’activités économiques de production, de fabrication ou de logistique » ou « d’activités de services avec accueil de clientèle, de commerces de détail, et de bureaux ». Il faudra donc ruser pour trouver un « montage juridique/opérationnel permettant d’implanter l’habitat et les activités souhaités au regard de la limite juridique donnée par le cadre du PLUm ».
- La présence d’amiante est avérée, et une pollution du sol n’est pas exclue.
- Le terrain est concerné par une « zone de présomption de prescription archéologique ». Le préfet de région peut imposer un diagnostic archéologique, auquel cas « les délais ne seront [pas] maîtrisés » et « sont de nature à annihiler la faisabilité du projet. »
- Le terrain est inscrit dans le plan de prévention des risques d’inondation. « Concrètement, l’habitat (locaux à sommeil) sera implanté en dehors de toute délimitation du risque identifié » ; pour le reste on verra.
Leçon de sociologie parano
La complexité de la mission du maître d’œuvre tient aussi aux exigences matérielles inaccoutumées de Nantes Métropole. Si Johanna Rolland ne veut plus de CRA, elle ne recule pas devant quelques contraintes. Il faudra ainsi :
- Créer « une zone tampon en fond de parcelle, pour traitement de l’interface avec le voisinage ».
- Réduire les risques de stockage ou stationnement « aléatoire » (autrement dit de casse automobile) en conférant à chaque espace « un usage identifié et clairement délimité ».
- Dessiner des voies de circulation dont le tracé devra « empêcher la prise de vitesse ».
- Prévoir le dépôt de 80 litres de déchets ménagers par jour et par ménage, soit bien plus que la moyenne des citadins.
- Doter les candélabres d’éclairage de « luminaires non visibles pour éviter les risques de casse par vandalisme ».
- Prévoir la « mise en place d’un dispositif de contrôle d’accès + centrale d’alarme anti-intrusion avec zonages correspondant aux différents usages ».
- Concevoir des « installations robustes (usage intensif) y compris les cloisons intérieures ».
- Manifester une « volonté de comptage distinct » des consommations d’eau et d’électricité.
- Aménager des équipements sanitaires « très résistants, anti-vandalisme. Ainsi, il sera prévu d’installer le maximum d’équipements hors de portée des usagers dans le local technique attenant. » Les douches comporteront un « lavabo très robuste » et « le siphon de sol avec grille amovible sera déporté dans le local technique contigu ». La robinetterie sera de type « mitigeur équipé d’une sécurité anti-vandalisme coupant l’arrivée d’eau en cas de forçage ou destruction ». Le tube de chasse d’eau sera « inaccessible (accès de l’autre côté de la paroi dans le compartiment technique) ».
- Équiper le compartiment technique d’une porte isolée, métallique, avec « deux paumelles hélicoïdales pour la fermeture par gravité + 1 paumelle avec dispositif indégondable », « une fermeture par serrure 3 points et dispositif anti-vandalisme » et « un dispositif de protection du cylindre ».
- Aménager pour le futur gestionnaire du site un local « conçu pour dissuader ou résister au vol et au vandalisme. Une alarme sera installée, avec un système centralisé ». Le local « ne comportera qu’un nombre minimum d’ouvertures extérieures », voire une seule, l’entrée, avec une « porte blindée en extérieur ». Les baies d’éclairage devront être « protégées par des tôles perforées ou des barreaux ». Les baies de ventilation seront « limitées dans leurs dimensions pour éviter les intrusions ».
Autrement dit, Nantes Métropole fait de son mieux pour stigmatiser ses ouailles, implicitement présentées comme ravageuses. Peut-être un peu parano, elle prévoit aussi un encadrement sérieux. Outre l’équipe de Sécuri-Tess, soit entre deux et quatre personnes en permanence, une équipe de gestion sera désignée et, dans le scénario le plus large, le site comportera aussi une « équipe Nantes Métropole » de quatre à six personnes assurant le « pilotage opérationnel » de l’opération prairie de Mauves, ainsi qu’une « équipe sociale » de quinze à vingt travailleurs consacrée à l’ensemble des 650 Roms (quand on parle de « caste privilégiée »…).
Tout cela n’aura qu’un temps puisque, souligne Nantes Métropole, « une des spécificités du projet tient à son caractère temporaire. La notion de terrain de transition sous-tend l’installation de ménages, et des professionnels inhérents à la démarche, sur une durée limitée à quelques années (estimation 5 ans), le temps que des solutions d’habitat plus pérenne soient trouvées. » Et financées, faudrait-il ajouter.
On n’a donc pas fini d’en entendre parler. Le terrain n°1 était à l’ordre du jour du conseil métropolitain du 4 juillet, qui a préféré reporter la question à plus tard.
Sven Jelure
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