Paquebots 1913-1942 au musée d’arts de Nantes : la commandante quitte le navire avec les honneurs

L’exposition Paquebots 1913-1942 – Une esthétique transatlantique est visible au musée d’arts de Nantes jusqu’au 23 février. Il faut la visiter. Si ce n’est pour les paquebots, ce sera pour la co-commissaire générale et directrice du musée, Sophie Lévy, qui vient de prendre la succession de Jean Blaise à la tête de la SPL Le Voyage à Nantes. Peut-on à travers son œuvre muséologique sonder l’avenir du tourisme nantais ?

« Pour moi, sans intérêt », ronchonne un fameux créateur nantais. « Allez à Saint-Nazaire ! Escal’Atlantic vous offrira bien plus d’émotions liées aux paquebots. Scénographie sans intérêt, scénario et propos ennuyeux. Beaucoup de bruit pour rien. » Ça, c’est l’avis d’un pro. Pour le béotien que je suis, sans doute plus représentatif du visiteur de base, l’exposition satisfait l’œil et l’esprit. Du feel good en bonne et due forme.

Elle est assez diversifiée pour soutenir l’intérêt. « Peinture, cinéma, photographie, affiches… l’imaginaire des paquebots a inspiré les artistes, nourrissant un langage international commun entre les arts, la presse et la publicité », souligne le musée. Les œuvres exposées sont variées, et pour certaines, telles les affiches de Cassandre, spectaculaires. Elles illustrent clairement l’inspiration procurée par les transatlantiques à plusieurs courants artistiques du 20e siècle (cubisme, futurisme, précisionnisme…). Cocorico ! Le Roulis transatlantique du Nantais Jean-Émile Laboureur (1877-1943), qui peut paraître anecdotique en temps normal, isolé sur les cimaises du musée, s’impose ici comme un chef-d’œuvre emblématique.

Des alignements de photos peuvent être vite fastidieux. Elles sont ici groupées en îlots évoquant à tort ou à raison une mûre réflexion muséologique. Quelques-unes d’entre elles sont reproduites sur de grands velums transparents séparant des espaces du musée ; grâce à cette habile disposition, les gardiens de deux salles adjacentes peuvent, aux heures creuses, bavarder discrètement de part et d’autre du paravent.

Sans le dire ouvertement, le paquebot Normandie domine l’exposition. Sa construction à Saint-Nazaire et sa destruction à New York y sont largement documentées par des dessins du Nazairien René-Yves Creston et des photos réparti  es dans différentes salles du musée. Porte cure-dent, coupe drageoir, ciseaux à raisin et autres objets remarquables produits par une élite de verriers, de laqueurs et d’orfèvres invitent à imaginer ses riches passagers en plein océan.

Le seul vrai désagrément de l’exposition est immobilier : si les espaces du Cube sont vastes, ses escaliers conservent un aspect franchement hostile et le détour par la chapelle de l’Oratoire casse l’ambiance, surtout les jours de pluie. À cette réserve près, le béotien sort du musée satisfait.

Rien ou presque avant 1913

Un peu de fact-checking laisse cependant un curieux arrière-goût. L’exposition est intitulée Paquebots 1913-1942 – Une esthétique transatlantique. Si l’on a tenu à indiquer des dates butoirs, c’est qu’elles doivent signifier quelque chose. Le panneau chronologique qui ouvre l’exposition indique pour 1913 :

L’« Armory Show », première grande exposition internationale d’art moderne sur le sol américain, fait découvrir l’avant-garde européenne (Henri Matisse, Marcel Duchamp, Paul Cézanne…) aux artistes et public américains à New York, Chicago puis Boston.

L’Armory Show est certes un événement artistique, mais quel rapport avec les paquebots ? Sans doute, les œuvres européennes de l’exposition ont été transportées par mer. Ce transport de fret aurait-il à lui seul donné naissance à une « esthétique transatlantique » à fond de cale ? Le prétexte paraît mince.

Les artistes, alors ? Ni Matisse, ni Duchamp n’ont fait le voyage en 1913. Cezanne, lui, était mort sept ans plus tôt (bonjour l’avant-garde)1 ! L’affiche officielle de l’Armory Show ne se bornait pas à ces trois-là, et d’ailleurs son Duchamp n’était pas celui du musée – non pas Marcel mais son frère Raymond Duchamp-Villon. Elle annonçait aussi Ingres, Delacroix, Degas, Monet, Renoir, Seurat, Signac, Lautrec, Bourdelle, Gauguin, etc., c’est-à-dire qu’elle était loin de se limiter à « l’avant-garde européenne ». On se demande pourquoi le musée d’arts tient à n’associer les paquebots qu’à celle-ci, ou inversement.

Sur le plan de l’esthétique transatlantique, il eût été logique de faire plutôt commencer l’exposition en 1910, année du lancement de l’Olympic, célébré par la presse de l’époque comme le plus grand, le plus beau, le plus technologiquement avancé des paquebots. Hélas, son sister-ship lancé en 2011, le Titanic, a ruiné l’ambiance. Le naufrage de celui-ci en 1912 a cependant inspiré une demi-douzaine de films, des dizaines de romans, des bandes dessinées, une comédie musicale, un spectacle de Royal de Luxe, etc. Son apport à l’esthétique transatlantique est donc majeur, bien plus marquant que celui de n’importe quel Armory Show, mais  beaucoup moins feel good, évidemment. Le musée d’arts n’en dit pas un mot, sûrement pas mécontent d’en être dispensé par le butoir de 1913 (il admet quand même par exception que Le Roulis transatlantique, évoqué plus haut, date en réalité de 1907).

Rien ou presque après 1942

À l’autre bout de la plage chronologique, 1942 est « l’année de la fuite des surréalistes à New York », explique Sophie Lévy (Presse Océan, 24 octobre 2024). Ce prétexte final est encore plus étrange que le prétexte initial. Intellectuels et artistes français sont partis pour les États-Unis en ordre dispersé pendant l’Occupation. Dali, surréaliste de référence pour les Américains, s’y installe dès 1940 comme Marcel Duchamp. André Breton s’y trouve depuis 1941, comme Max Ernst. Picasso, considéré comme surréaliste à l’époque, n’y met pas les pieds.

Des artistes aux paquebots, le fil conducteur paraît de plus en plus mince. Le musée rame un peu : « L’épilogue de l’exposition conclut cette parenthèse enchantée par une ère tragique où le paquebot devient l’instrument de l’exil, suite à la montée des totalitarismes (avènement de Staline au pouvoir en URSS en 1927 et surtout mise en place du régime nazi à partir de 1933 en Allemagne). » Les commissaires de l’exposition n’ont sans doute voyagé qu’en première classe ! Depuis le milieu du 19e siècle, bien avant Staline et les nazis, 6 millions d’Irlandais chassés par la famine ont quitté leur île pour les États-Unis. En soixante ans, 12 millions d’immigrants ont transité à Ellis Island. Pour ces gens qui avaient fait la traversée dans des conditions misérables, le concept de « parenthèse enchantée » était sans doute assez théorique.

Au titre de cette « ère tragique », le musée relate la destruction accidentelle de Normandie à New York en 1942. Il est juste de dire que, réquisionné par les États-Unis avant leur entrée en guerre en 1941, il n’est plus ni paquebot ni Normandie mais transport de troupes astucieusement rebaptisé USS Lafayette. Si l’on voulait illustrer une « ère tragique », pourquoi n’avoir pas poussé l’exposition jusqu’aux premiers mois de 1945 ? Le sort des paquebots allemands Wilhelm Gustloff et Cap Arcona, chargés à ras bord de déportés sortis des camps nazis et de réfugiés de Prusse orientale, fuyant vers la Suède neutre et coulés l’un par l’aviation soviétique, l’autre par l’aviation britannique, moyennant plusieurs milliers de victimes à chaque fois, aurait mieux fait passer le message. Il est vrai qu’il s’agit là d’esthétique transbaltique…

Sans dépasser le butoir de 1942, cependant, il y avait eu, le 17 juin 1940, le naufrage pas moins tragique du RMS Lancastria, coulé par l’aviation allemande dans l’estuaire de la Loire. Des centaines de corps de civils et de militaires britanniques s’échouent alors sur les plages du Pays de Retz. Cette catastrophe de proximité, l’une des plus meurtrières de l’histoire maritime ‑ entre quatre mille et sept mille victimes ‑, le musée d’arts n’en dit pas un mot. Il ignore tout autant le naufrage du Lusitania en 1915, douze cents morts quand même, qu’il aurait pu illustrer par la terrible gravure Nous plongeons, atieu ! du Nantais Jules Grandjouan.

Luxe, calme et volupté ?

Le musée d’arts est un musée d’arts, pas un musée historique. Déjà, rien ne l’obligeait à porter son regard sur une période historique bien définie, 1913-1942, curieusement qualifiée d’« entre-deux-guerre » par Sophie Lévy. Mais, assure cette dernière, « c’est le principe même du voyage, du déplacement transatlantique que nous interrogeons ici ». C’est là que ça gratte. Loin d’être une Invitation au voyage, l’exposition est intitulée Paquebots, 1913-1942, et c’est bien de paquebots qu’elle parle, de monstres d’acier et de mécaniques de précision, parfois soumis à l’océan et aux intempéries, occasionnellement décorés de figures humaines qui servent surtout à donner l’échelle. Le « principe même du voyage » se prête mal à représentation : à quoi bon faire semblant ?

Sophie Lévy est une directrice de musée inspirée. S’il lui arrive de tricher un peu, c’est pour la bonne cause, pour l’agrément de visiteurs qui sortiront de son établissement avec le sentiment d’y avoir passé un bon moment, voire d’être un peu plus cultivés qu’en y entrant. Ses expositions les plus racoleuses, comme Hyper sensible, attirent au musée un public qui n’aurait peut-être jamais franchi ses portes sans elles et lui permettent de traiter par ailleurs des sujets plus confidentiels. Que demande le peuple ?

Et puis, Sophie Lévy s’abstient en général d’en faire des tonnes sur le génie du musée d’arts : le talent, c’est quand le labeur n’est pas visible. Elle ne croit pas devoir assaisonner ses expositions de couplets rituels sur la « fameuse créativité nantaise ». Ses cartels parlent des œuvres, pas des rédacteurs des cartels. Cela fait une différence avec Le Voyage à Nantes première manière. Pourvu que ça dure. Il ne faudrait pas que ce « principe même du voyage » (à Nantes ?) devienne une habitude.

Cela suppose de résister à un biais bien installé. Ainsi, le copieux catalogue de l’exposition Paquebots 1913-1942 donne à Johanna Rolland l’occasion de s’exercer en préface à l’art d’écrire pour ne rien dire (« Le paquebot, dans son isolement, son unité de temps et de lieu, devient un espace de relations humaines et d’inspiration aussi flottant qu’apatride », réflexion cocasse si l’on songe à la stricte hiérarchisation des passagers et à ce que les conflits nationaux ont coûté à ce moyen de transport). Édouard Philippe lui donne la réplique sur un ton plus docte (« Comme une cabane d’enfant ou un théâtre, le paquebot incarne, par l’isolement qu’il procure du reste du monde, ce que Michel Foucault définissait comme une « hétérotopie » »). On se demande si le maire du Havre est sérieux ou s’il fait dans le second degré…

Mais une préface, et même deux, ne doivent dissuader personne de visiter une exposition qui en vaut quand même la peine.

Sven Jelure

Paquebots 1913-1942 – Une esthétique transatlantique, « expo événement » (sic), jusqu’au 23 février au Musée d’arts de Nantes. Commissariat général : Sophie Lévy directrice conservatrice du Musée d’arts de Nantes et Géraldine Lefebvre, directrice du Musée d’art moderne André Malraux (MuMA), Le Havre.

Une réponse sur “Paquebots 1913-1942 au musée d’arts de Nantes : la commandante quitte le navire avec les honneurs”

  1. Euh… On s’interroge tout de même sur la pertinence d’interroger le maire actuelle du port parisien si ce n’est une stratégie personnelle de réseautage.
    Philippe serait certainement bien plus pertinent pour aborder la question du transport de marchandises, notamment illégales, et il pourrait toujours citer Foucault (qui trouve encore Foucault pertinent ?), mais ça serait beaucoup moins feel-good. Et surtout beaucoup moins présidentiable.

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