Nantes Métropole adore compliquer les choses. Témoin cet exposé, dans un récent avis de marché : « Le pont Anne-de-Bretagne se situe à l’articulation de plusieurs projets majeurs de la Métropole et de la Centralité Métropolitaine, qui se réalisent suivant des processus différents mais dans des temporalités relativement proches voire concomitantes. » Autrement dit, les emmerdes volent en escadrille. Les dimensions du pont ne sont pas tout ; le projet mérite d’être scruté de près.
Le dossier de presse du futur pont Anne-de-Bretagne sacrifie à l’obsession du vrai de Nantes Métropole, ici en version « véritable ». Le pont sera
– page 1, « un véritable espace public »
– page 2, « un véritable espace public »
– page 2, « un véritable trait d’union entre le centre-ville historique et l’Ile-de-Nantes »
– page 2, « une véritable place qui sera créée sur la Loire »[signé Johanna Rolland]
– page 3, « un véritable espace public généreux » [signé Dietmar Feichtinger, architecte]
– page 3, « un véritable lieu public sur l’eau » [idem]
– page 6, « un véritable espace public à vivre entre le centre-ville historique et l’île deNantes »
– page 6 « un véritable espace public »
Il y a de la méthode Coué dans ces incantations. Que serait d’ailleurs un espace public qui ne serait pas « véritable » ? Comment distinguer un « véritable trait d’union » d’un faux ? (Comment savoir si le symbole de jonction n’est en réalité qu’un signe de soustraction : « pont Anne moins de moinsBretagne »).
Le dossier de presse de Nantes Métropole est intitulé : « Le pont Anne-de-Bretagne à Nantes : une nouvelle place-belvédère* sur la Loire ». Et son texte commence ainsi : « Promenade, traversée, pont-jardin, pont-place, pont-belvédère, le futur pont Anne-de-Bretagne fera plus qu’accueillir de nouvelles mobilités. » Un nouvel appel d’offres publié par Nantes Métropole le qualifie aussi de « pont Nature », « pont Ligérien » et « pont valorisant les modes actifs ». Bref, ce sera une sorte de pont-couteau suisse.
Côté piles, hélas, ce sera un véritable pont-pont (pont-pont-la gaiement…) : la Métropole aurait-elle honte de l’avouer noir sur blanc ? Comme dit justement Paul Poirier, le concepteur du pont transbordeur du XXIe siècle, ce n’est rien d’autre qu’une poursuite des comblements de la Loire. La largeur moyenne du pont sera de 53 mètres, soit « l’exact équivalent du cours Saint-André », souligne Johanna Rolland. La comparaison est spécialement maladroite : le cours Saint-André cache un tunnel sous lequel l’Erdre disparaît !
C’est toujours mieux sur le papier
La maire de Nantes voit néanmoins dans ce pont démesuré, qui en réalité mesurera 61 mètres de large dans sa partie nord, « un nouveau lieu de promenade, apaisé et festif [sic], aux multiples points de vue et de contemplation, sur une ville et sa métropole qui se rouvrent pas à pas à leur fleuve ». Or rien, absolument rien n’est prévu dans le projet pour manifester le moindre respect de la ville envers son fleuve. En fait de réouverture, il s’agit de s’en abstraire. Il n’y en a que pour le tablier, rien pour les piles.
Oh ! certes, sur le papier, le dossier de presse est illustré par un graphiste habile. Pour éviter l’effet tunnel et donner l’impression que la Loire garderait ses aises, il exploite des photos du pont actuel aux plus basses eaux (les marques sur les piles en attestent) et double sa hauteur par un effet miroir sur la surface de l’eau. Effet rendu par ordinateur, bien entendu : franchement, qui a jamais vu l’eau de la Loire assez claire pour cela ?
Toute une série de photos avant/après établies par les architectes détaille les merveilles hypothétiques du futur pont. Avant, l’eau de la Loire est verdâtre et opaque ; avec le nouveau pont, elle est bleue et transparente. Avant, c’est l’hiver (les photos ont été prises le 9 février 2022), une fois le pont construit, les feuillages d’été se sont épanouis. Sur « le jardin des berges APRÈS », trois grands arbres, dont l’un remplace une poubelle, ont poussé en un rien de temps pour cacher le disgracieux bâtiment d’Harmonie Mutuelle. Les pelouses ont été refaites, le gazon n’a plus de trous.
Le graphiste a parsemé le pont de joyeux piétons – mais pas de trottinettes ni de planches à roulettes, sans doute pas assez « apaisées ». Les automobiles, elles, sont clairsemées. Le projet indique pourtant que la circulation automobile se fera à l’est des lignes de tram côté île de Nantes puis passera à l’ouest côté quai de la Fosse. Pour cela, elle devra couper non pas une mais deux lignes de tram : embouteillages garantis. Le côté files ne s’annonce pas plus réjouissant que le côté piles.
Trois ans de galère à prévoir
Pendant les temps de sur-place, les conducteurs pourront cependant admirer les « coussins végétalisés », dont le dossier de presse fait grand cas. On annonce 1 270 m² d’espaces verts, soit 16,5 % de la surface du pont. C’est un peu moins que la superficie du miroir d’eau devant le château. Et avec entre 20 et 80 cm de terre, les coussins ne seront sûrement pas très moelleux. Le « corridor écologique de rive à rive » relève de la langue de bois vert.
Le projet est forcément irréprochable puisqu’il a été précédé d’un « atelier citoyen », souligne volontiers Nantes Métropole. Et les citoyens ont véritablement opté pour ce véritable pont-mouton à cinq pattes ? Justement non. On ne sait pas, et on ne saura jamais ce qu’ils en ont pensé. Non seulement « les membres de l’atelier ont été soumis à la confidentialité des échanges » mais « à titre exceptionnel, l’avis citoyen ne peut être publié » ! Seule est lisible une « réponse argumentée » de Nantes Métropole. Autrement dit, les services de Johanna Rolland font ce qu’ils veulent.
Avant d’en arriver à ce pont-prodige, à cette véritablehuitième merveille du monde, il faudra savoir souffrir. Les travaux devraient démarrer fin 2024 et s’achever « courant voire fin 2027 » : trois ans de galère à prévoir. « Il est impératif que la circulation pour tous les modes dans les sens Nord-Sud et Sud-Nord soit maintenue pendant toute la durée du chantier sauf coupure exceptionnelle et ponctuelle »,avertit cependant Nantes Métropole. On comprend son souci, voire son inquiétude : les prochaines élections municipales auront lieu au printemps 2026. Johanna Rolland a le goût du risque.
Sven Jelure
* Un belvédère est un point d’où l’on découvre un vaste paysage. Comme le nouveau pont sera abaissé de 50 cm par rapport à l’ancien, la vue dont on y jouira sera moins étendue en réalité. Pas si véritable que ça, le belvédère.
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