Nantes, ville révoltée : la forme d’une ville avec un filtre rouge

Jean-Marc Ayrault aimait à remettre La Forme d’une ville à ses visiteurs. Si un maire d’extrême-gauche succède à Johanna Rolland, il aimera sûrement distribuer Nantes, ville révoltée – Une contre-visite de la Cité des ducs, du groupe Contre Attaque, aux éditions Divergences.

L’ancien maire s’était visiblement mépris sur les intentions de Julien Gracq. Avec l’ouvrage collectif de Contre Attaque, pas de méprise possible : ce livre paru voici quelques mois vise à « revisiter les révoltes nantaises d’hier et d’aujourd’hui en parcourant une série de lieux emblématiques ». Plus qu’un livre d’histoire, même si les rappels historiques y sont nombreux, c’est l’autobiographie d’un groupe qui « a été de tous les antagonismes, des mobilisations des Gilets jaunes à la lutte sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, des occupations pour les sans-abris à la Fête de la musique » (p. 181). Il est dédié « aux rêveurs, rêveuses et aux révoltés d’hier et de demain, de Nantes et d’ailleurs » : tout le monde peut s’y retrouver à un titre ou à un autre. Sans espérer bien sûr une froide objectivité : l’asymétrie est assumée. Jusqu’au cocasse parfois : en mai 1968, le préfet Jean-Émile Vié « n’avait pas peur de tuer », mais ce sont les manifestants qui, à coups de pavés, d’engins de chantier et d’incendie volontaire, envoient 108 policiers à l’hôpital (p. 75).

Quoique collective, cette « madeleine de Proust saveur lacrymogène » est rédigée, comme La Recherche, par un narrateur — en l’occurrence une narratrice — Claude. Ce prénom qui fleure bon les années 1940 et 1950 est un hommage à Claude Cahun, artiste surréaliste né(e) à Nantes, où son père, Maurice Schwob, était propriétaire du quotidien Le Phare de la Loire. La vieille dame « sur laquelle le temps ne semble pas avoir de prise » a conservé l’enthousiasme et le verbe haut de sa jeunesse. Mais c’est comme avec les vêtements : on croit avoir l’air jeune parce qu’on s’habille encore comme à 20 ans, et c’est justement pour ça qu’on a l’air vieux. Nantes, ville révoltée est clairement un livre écrit par des boomers pour les boomers : les jeunes ne lisent plus beaucoup, et surtout pas les souvenirs de grand-mère Claude.

Celle-ci a évité une litanie possiblement indigeste et répétitive des conflits sociaux, qui en réalité tiennent moins de place dans le livre que son projet ne semblait l’indiquer. Sans être un guide touristique, l’ouvrage est organisé par quartiers de la ville. Ses chapitres sont consacrés à la « préfecture assiégée », au « Cours des 50 émeutes », à la « place Royale, place au Peuple », à la « place Aristide-Briand, frontière des mondes », à la place de Bretagne, au quai de la Fosse, etc.

Un Courtois désarmant

En général, la description des lieux reste succincte : elle sert à poser le décor des événements. À propos de la préfecture, par exemple, « la façade historique de style néo-classique et son portail doré se trouvent dans une arrière-cour difficile d’accès pour les cortèges » ; à propos du quai de la Fosse, « les murs portent à la fois la marque du négoce esclavagiste, de l’histoire ouvrière et des tumultes sociaux », etc. Certains lieux et faits suscitent une nostalgie plus fantasmée que vécue. Il est douteux par exemple que les rédacteurs du livre aient connu le Marchix d’avant-guerre (p. 88) ou assisté au saut mortel de Willy Wolf dans la Loire en 1925 (p. 124).

Quelques sujets donnent lieu à des exposés plus didactiques, reflet sans doute des dadas de l’un ou l’autre des auteurs, par exemple à propos des colonies et de l’esclavage (p. 116-120) ou du surréalisme (p. 139-143). Certains personnages, aussi, suscitent un engouement désarmant, même si cet adjectif paraît peu adapté à Georges Courtois, cambrioleur multi-récidiviste auteur d’une prise d’otages au tribunal en 1985. Le voilà érigé en gentleman-braqueur médiatique : « presque par politesse, il tire depuis les marches du palais quelques balles en direction de la police et des journalistes » (p. 106). Même sa marchandisation – il met de bonne grâce sa notoriété au service de la promotion du Radisson – est relatée avec indulgence ; quant à sa rechute dans la délinquance, elle est ignorée.

Le style est enlevé, enrichi par maintes anecdotes. Éventuellement sans concession : la Claude de Contre Attaque ne fait pas dans la civilité courtoise. Les grands hommes ne sont pas plus épargnés (« Aristide Briand est un de ces politiciens détestables que Nantes donne au pays à échéance régulière ») que les prix d’architecture (le « tribunal flambant neuf juché le long de la Loire, sur l’île de Nantes, glace le sang »). Même si l’on est agacé à chaque page par des partis pris prévisibles et parfois étriqués, cette lecture est prenante et l’on va jusqu’au bout.

Trafics, c’était bon pour Blaise

Un bout qui paraît un peu tronqué, en réalité. Avec la mort de Georges Courtois, lit-on dès la p. 108, « c’est un symbole qui disparaît : celui d’une Nantes populaire et ingérable, qu’ont aujourd’hui remplacée les cadres parisiens et les starts-ups ». Ce remplacement n’est pas si grand ! Claude devrait sortir davantage : le populaire change mais reste ingérable, et les héritiers de Courtois évoquent plus la profusion que la pénurie. « Au fil de cette balade, Claude ne nous a montré qu’une petite partie de Nantes », admet-on in fine en esquissant de manière cursive ce qui n’a pas été dit : « Nous aurions pu rallier la grande cité de Bellevue, où les émeutiers de l’été 2023 ont fait entrer une voiture coupé sport dans un magasin Lidl et tenu tête à la police, ou encore le quartier du Breil, qui a brûlé en 2018 » (p. 176) … Oui, nous aurions pu… mais ça n’a pas été fait, et quand les Dervallières, Port Boyer ou Malakoff sont décrits comme « en proie à l’occupation policière », ça ne semble pas refléter exactement l’opinion majoritaire de leurs habitants d’aujourd’hui, en fait. Trafics de drogue et fusillades seraient-ils trop institutionnalisés et pas assez romantiques pour être qualifiés de « révoltés » ?

À trop savourer le passé, on peut passer à côté du présent. « La ville se démarque depuis plusieurs décennies par sa capacité à renverser l’ordre » affirme Claude dès ses premières pages (p. 12). Pourtant, Jean-Marc Ayrault et les siens tiennent bon leur siège depuis trente-six ans et Jean Blaise, retraité de sa belle retraite, n’a pas renversé grand-chose. Ni bâti, d’ailleurs (hormis l’Éloge du pas de côté de Ramette, flingué p. 156), mais est-ce vraiment une excuse ? Les boomers ont rêvé une vie et en ont vécu une autre. On a l’impression que Claude le sait bien et  n’ose pas trop le dire. Quand elle écrit à propos du carnaval que « le tour de force de la Métropole est d’avoir dépossédé les habitants de leurs propres traditions populaires » (p. 124), cela paraît presque une audace. En fait, le reproche qu’on fera à cette contre-visite de la Cité des ducs tient moins à ses condamnations qu’à ses indulgences !

Le livre est réalisé à l’économie mais soigné. Les coquilles sont rares (« rue Mathurin-Birsonneau », p. 123…), certaines erreurs sont probablement délibérées (parler d’un « assassinat » à propos d’Aboubakar Fofana, p. 176, est au moins prématuré puisque le policier auteur du tir n’a été inculpé que de « coups mortels » et reste présumé innocent). La couverture imprimée en vert sur fond jaune vif est hideuse, mais il fallait sans doute rendre quelque part hommage au FCN…

Sven Jelure

Contre attaque, Nantes, ville révoltée ‑ Une contre-visite de la Cité des Ducs, Éditions Divergences, 2024, ISBN 979-10-97088-70-5, 192 pages, 13 €.

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