Le plus anxiogène, dans le projet du pont Anne-de-Bretagne, c’est que Johanna Rolland avance à reculons. Elle avait annoncé que la circulation serait maintenue sur le pont pendant les travaux d’agrandissement. Et soudain, il n’en est plus question.
Mon taxi progresse doucement sur le quai de la Fosse. Le confort de la Tesla favorise une conversation détendue. Jusqu’à cette question innocente :
‑ Avez-vous déjà repéré des itinéraires de rechange pour la période de fermeture du pont Anne-de-Bretagne ?
Fatale imprudence ! Le chauffeur explose :
‑ Ça sera le bordel ! Comment on pourra faire ? J’en sais rien ! Ils sont fous !
En apprenant le 14 novembre que le pont sera fermé à la circulation du printemps 2024 au printemps 2025, plus d’un conducteur nantais ou péri-nantais a senti ses cheveux se dresser sur la tête. « Ça va être un sacré merdier ! » prophétise France3-régions. Faut-il que la situation soit grave pour que le service public use d’un tel langage !
Le maintien de la circulation n’était ni un fantasme, ni une simple éventualité. Publié en octobre 2020, l’avis de marché portant sur la construction du pont imposait expressément un « maintien de la circulation en phase chantier (sur et sous le pont pour tous les flux) ». Le marché a été signé le 29 septembre 2022 : les différents protagonistes ont eu le temps d’étudier le dossier. Dès décembre 2018, déjà, Nantes Métropole avait confié à Systra et à Barryquand et Frydlender, pour près de 400.000 euros H.T., une mission d’assistance pour étudier un nouveau franchissement de Loire.
En décembre 2022, un nouvel avis de marché portant sur la coordination en matière de sécurité et de protection de la santé insistait : « Il est précisé qu’il est impératif que la circulation pour tous les modes dans les sens Nord- Sud et Sud-Nord soit maintenue pendant toute la durée du chantier sauf coupure exceptionnelle et ponctuelle. »
Et voilà que cet impératif n’est même plus un conditionnel : fermé le pont sera.
Voici encore un mois, le site de Nantes Métropole assurait, en rubrique « Dialogue citoyen » : « 2e semestre 2024 : préparation du chantier et démarrage des travaux (le chantier prévoit le maintien de tous les modes de circulation durant la durée des travaux) ». Jusqu’à l’apparition de cette mise à jour, le 24 novembre 2023 : « les études complémentaires ont montré la nécessité de réhabilitation préalable des réseaux d’eau du boulevard Léon Bureau. Ces travaux de réhabilitation préalable impliquent la fermeture de la circulation motorisée (sauf véhicules de secours) dans le secteur concerné à partir d’avril 2024 pour une durée d’un an. »
Le dialogue citoyen préfigure le pont : il est coupé !
Personne n’y a donc pensé ?
Bertrand Affilé, deuxième vice-président de Nantes Métropole, tente de faire valoir que « techniquement, le pont ne sera pas fermé à la circulation, les vélos et les piétons pourront d’ailleurs le franchir ». Bien essayé, mais spécialement sournois : c’est bien de « tous les flux » qu’il était question !
Les attributaires des différents marchés sont tous de grands noms dans leur domaine : les filiales de Vinci GTM Ouest et Dodin Campenon Bernard, spécialiste des ponts hors normes, SCE, expert entre autres en hydraulique urbaine, le cabinet d’architectes Dietmar Feichtinger Architects, Schlaich Bergermann Partner, Cimolai, concepteur de structures métalliques complexes, etc. Et en trois ans de réflexion, aucun d’eux n’aurait réfléchi au fait que, pour passer sur le pont, il faudrait d’abord emprunter le boulevard Léon-Bureau ? Et Nantes Métropole, qui a inspecté les canalisations du quartier quand une fuite est apparue sous le pont Anne-de-Bretagne en 2020, n’avait pas repéré qu’il faudrait les réhabiliter ?
Et tous ces experts capables de maintenir les circulations sur un pont en grand travaux ne seraient pas capables de les maintenir sur un boulevard, avec diverses déviations possibles, le temps de réhabiliter des réseaux d’eau ? Et il faudrait une année entière pour mener à bien cette réhabilitation ? On a l’impression que Nantes Métropole est en train de fabriquer petit à petit un rétroplanning improvisé, comme si le projet du CHU n’avait pas rendu ces étapes indispensables depuis des années. Décidément, ce projet ressemble de plus en plus à un caprice princier.
Une ligne rouge juridique à ne pas franchir
Par-dessus le marché (public), ce changement d’avis pourrait ouvrir une insécurité juridique. En renonçant à exiger le maintien de la circulation, Nantes Métropole accorde un avantage énorme au groupement chargée du chantier. Puisque c’était une condition du marché et que celui-ci a été attribué, cette exigence a sûrement été inscrite au contrat. Et voici qu’elle est abandonnée.
Le sujet est sensible. « Les clauses omises de manière inexplicables dans le cahier des charges ou les documents qui l’accompagnent (cahier des clauses administratives générales, notamment), peuvent être des éléments de preuve pour l’infraction de favoritisme », souligne l’OCDE dans un document sur La lutte contre la fraude et la corruption dans les marchés publics. En ajoutant, pour que les choses soient claires : « Lorsque ces clauses de pénalité existent, la connivence entre le décideur et l’entreprise se manifeste par leur non-application. De même, si des prestations indispensables au bon fonctionnement du projet ont été omises dans le cahier des charges de manière inexpliquée et que l’on constate l’absence de contentieux ou de recours contre les auteurs de ces fautes professionnelles (maître d’ouvrage, architecte, bureau d’étude…), l’enquêteur doit légitimement soupçonner l’existence d’une ou de plusieurs infractions pénales. »
Pour Bertrand Affilé, le pont Anne-de-Bretagne restera ouvert, c’est le boulevard qui sera fermé ! Mais cette argutie grossière risque de nourrir les soupçons au lieu de les écarter. On espère que les services juridiques de Nantes Métropole ont réglé la question avec plus de soin. Mais c’est encore un travail supplémentaire occasionné par un chantier dont le coût prévisionnel dépasse déjà largement le milliard d’euros.
Sven Jelure)à
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