Entre sexe des anges et budget des genres : les comptes à la nantaise

Il y a des promesses municipales qui ne sont que des mots, et il y a des mots qui sont malgré tout des promesses. Exemple : la ville « non-sexiste ». On ne sait pas trop ce que c’est et ceux qui prétendent savoir ne semblent pas toujours d’accord entre eux. Mais puisque c’est une promesse de campagne de Johanna Rolland, il faut avancer, quitte à torturer un peu le vocabulaire en faisant entrer le sexe dans le genre. Mais pour cela, on compte sur un prestataire extérieur !

Entre Johanna Rolland, maire, Laurence Garnier, sénatrice, Julie Laernoes, députée et Sarah El Haïry, secrétaire d’État, les femmes n’ont pas l’air trop mal loties à Nantes. Johanna Rolland trouve-t-elle que c’est trop ou que ça n’est pas assez ? En 2020, elle a promis de « faire de Nantes la première ville non-sexiste de France » avant 2030. Elle s’est même dotée d’une adjointe exprès pour ça. Il reste aujourd’hui moins de huit ans pour réaliser cette ambition, et l’on n’est pas très sûr d’avoir vraiment fait le premier pas dans cette direction.

« Pour contrer ces inégalités de genre, la municipalité s’engage à respecter un équilibre femmes / hommes dans les dépenses municipales », assure la Ville. Qui, par ailleurs, consacre beaucoup d’argent à des actions spécifiquement destinées aux femmes, et rien du tout à des actions spécifiquement destinées aux hommes. Il est difficile de ne pas y voir une contradiction interne.

Pour essayer de retomber sur ses pieds, Nantes s’est emparée depuis peu d’un concept à la mode : la « budgétisation sensible au genre » (BSG). Elle y voit « un des leviers phares de transformation de l’action publique en faveur d’une ville non-sexiste ». Et elle semble bien partie pour s’éclairer avec son « levier » et se soulever avec son « phare »

La preuve par Bordeaux

La BSG prétend « intégrer la perspective de genre dans tout le cycle budgétaire pour analyser l’impact différencié des recettes et des dépenses des budgets publics sur les femmes et les hommes et proposer des mesures pour rééquilibrer les écarts constatés ». Autrement dit, le but n’est plus de « respecter un équilibre femmes / hommes dans les dépenses municipales » mais d’aboutir à un résultat final égalitaire indépendamment des montants dépensés (ou prélevés).

Ce n’est plus du tout la même chose. Et c’est une promesse de débats sans fin. Quel est « l’impact » d’un euro consacré à la « précarité menstruelle » dans le cadre de la campagne nanto-nantaise Zéro Tabou, et quelle « mesures » va-t-on appliquer pour « rééquilibrer » l’écart constaté chez les hommes ? Une comptabilité sexuée des dépenses ne doit déjà pas être très simple, mais une comptabilité genrée des impacts ne peut qu’être une bouteille à l’encre.

« Les chiffres sont éloquents », assure pourtant Nantes Métropole. « D’après l’enquête conduite par les géographes Édith Maruéjouls et Yves Raibaud dans plusieurs communes de l’agglomération bordelaise « 75 % des budgets publics destinés aux loisirs des jeunes profitent aux garçons, toutes activités confondues (de la danse au foot, en passant par la médiathèque, les centres de loisirs, les séjours de vacances ou les écoles de musique) ». » Admettons que ces chiffres concernant Bordeaux au temps d’Alain Juppé (l’enquête a été réalisée entre 2009 et 2014) restent valables pour Nantes au temps de Johanna Rolland. Admettons même que ces chiffres relatifs aux loisirs des jeunes peuvent être extrapolés à tous les besoins de toutes les classes d’âge dont la ville de Nantes se soucie. Mais en quoi guident-ils l’action publique ?

La mobilité douce creuse les inégalités dures

Le cas des terrains de football avait été largement cité à l’époque de la publication du travail d’Édith Maruéjouls et Yves Raibaud. Les terrains sont en principe destinés à tous, mais le fait est que les garçons les utilisent davantage, et que plus les garçons les utilisent, plus les filles restent à l’écart. Cela ne résulterait pas du choix des uns et des autres mais d’une « pression sociale » : « dès l’adolescence, les rôles de genre sont définis dans l’espace public », estime Yves Raibaud. Définis par qui ? Il n’en dit rien.

Sans même entrer dans le débat entre la « pression sociale » et la biologie, on se dit que, à partir de ce constat, calculer des « impacts différenciés », les imputer aux différents postes de dépenses et imaginer des « mesures pour rééquilibrer » risque de ne pas être une mince affaire.

Et aussi que les conséquences pour l’action publique pourraient être imprévisibles. A-t-on bien lu Yves Raibaud ? « Mis à disposition des jeunes (en réalité des jeunes garçons), ils ont pour but avoué de canaliser leur violence dans des activités positives », écrit-il à propos des skateparks et des citystades. Ou encore : « De l’autre côté du périphérique, les séjours et activités organisées par les municipalités (Opération Prévention Été, séjours courts, Ville Vie Vacances) sont clairement orientés vers la prévention de la délinquance et proposent des activités spécialisées vers le public cible : les jeunes garçons des cités. » Le choix entre prévention de la délinquance et égalité de genre pourrait être cornélien !

Il y a pire pour Johanna Rolland. « La ville durable creuse les inégalités » affirme Yves Raibaud sans ménagement. « Des solutions qui semblent faire consensus (développement des deux-roues, de la marche, des transports en commun, du covoiturage, etc.) sont aussi celles qui creusent les inégalités entre les femmes et les hommes. » Les raisons en sont multiples, de l’accompagnement des enfants à la « crainte de l’agression dans certains quartiers ou bien la nuit ». De fait, les statistiques montrent que, dans l’agglomération nantaise, les hommes sont presque deux fois plus nombreux que les femmes à se rendre au travail à vélo. On imagine les abîmes de réflexion nécessaires à une budgétisation sensible au genre pour tenir compte des « impacts » anti-féminins de toutes les dépenses anti-automobiles et trouver des « mesures pour rééquilibrer ».

Tout ça pour 20 000 € TTC ?

Ces abîmes de réflexion, Johanna Rolland, son conseil municipal et son administration s’avouent incapables de les sonder seuls. Le travail déjà effectué par la Ville « montre de véritables limites, notamment le fait de circonscrire l’approche de la BSG à une comptabilisation des femmes et des hommes inscrits à telle ou telle activité financée par la Ville, sans que l’on puisse en tirer des pistes d’actions pour une égalité réelle ». À vrai dire, on pouvait s’en douter : l’essentiel reste à faire et l’on ne sait trop comment. Dans un avis de marché, Nantes recherche donc un prestataire en vue d’un « accompagnement pour la mise en œuvre opérationnelle de la budgétisation sensible au genre ». Le public s’avouant vaincu, on fait appel au privé.

De l’argent jeté par les fenêtres, peut-être, mais avec modération : pour une mission de dix-huit mois, les dépenses ne pourront dépasser 20 000 euros TTC. La mission, il est vrai, ne porte, pour l’instant, « que » sur trois « objets », le Conservatoire, le festival Les Scènes vagabondes et les budgets participatifs (des actions demandées par des comités de quartier). Et elle ne concerne que les dépenses, pas les recettes, une réjouissance remise à plus tard. À ce prix-là, cependant, le prestataire devra avoir un petit côté kamikaze. Ses obligations  comportent en particulier « autant de réunions que nécessaire pour la bonne conduite de la mission » et « une session de sensibilisation pour acculturer les membres du conseil municipal et les différentes directions à la budgétisation sensible au genre ».

Et le kamikaze pourrait vite devenir bouc émissaire si ça ne marche pas. À qui croit-on qu’on imputerait un échec de la tentative ? En tout état de cause, il ne pourra se défendre : par avance, il « s’interdit notamment toute communication écrite ou verbale sur ces sujets et toute remise d’informations et/ou de données sur quelque support que ce soit à des tiers ».

Pourtant, la Ville ne compte pas vraiment lui laisser la main. Pendant les dix-huit mois de cette mission, elle mettra en place une équipe comprenant une directrice de projet, une cheffe de projet et une référente du budget (assez genrée, cette équipe !). Des groupes de travail seront aussi constitués selon les besoins. L’ensemble de la démarche sera cornaquée par un comité de suivi technique comprenant « les personnes référentes des directions thématiques, les directeurs et directrices des services (Égalité, Finances, directions opérationnelles concernées) et le directeur général des services (ou son représentant) » ainsi qu’un comité de suivi et de pilotage politique comprenant les mêmes plus « les membres du conseil municipal concernées par la démarche 2023 (Finances, Égalité, Proximité, Culture) ».

Ce sont probablement les heures consacrées à ce sujet par des dizaines de cadres municipaux plus ou moins supérieurs qui représenteront en fait les dépenses les plus élevées. Et l’on se demande auquel des genres le coût de cette usine à gaz sera imputé. À moins qu’il ne soit divisé en deux ? Ce serait bien simpliste et bien arbitraire à une époque où certains dénombrent plus de cent genres, sans parler des « agenres ».

Sven Jelure

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