Kickstarter : que peuvent faire les grugés de l’Arbre aux Hérons ?

L’abandon du projet d’Arbre aux Hérons lèse au moins moralement les 5.511 donateurs de la campagne Kickstarter de 2018. Ont-ils un moyen de se rebiffer ? Cela supposerait de s’en prendre au créateur du projet. Qui n’est pas celui qu’on croit habituellement.

Les soixante mécènes de l’Arbre aux Hérons étaient avertis, au moins implicitement : en cas d’abandon du projet, leur bel argent tomberait dans le pot commun des espaces verts nantais. Car depuis décembre 2019 le Fonds de dotation Arbre aux Hérons est devenu Fonds de dotation Arbre aux Hérons et Jardin extraordinaire. Il en va autrement des 5.511 donateurs qui ont versé leur écot à la campagne de financement lancée sur Kickstarter en 2018 ‑ dont 1.546 Nantais, 115 Rezéens, 46 Couëronnais, etc. Autant de déçus pour lesquels il n’y avait pas de plan B.

La déception est morale, mais un peu matérielle aussi pour certains. La plupart des récompenses promises, sous forme de certificats, de croquis, etc. ont été reçues. Mais certaines manquent à l’appel. À partir de 10 euros de don, les donateurs devaient recevoir le récit de la construction de l’Arbre sous forme de quatorze lettres d’information, à raison de trois par an. Bien entendu, la promesse n’a été que très partiellement tenue. Aux plus gros donateurs, à partir de 500 euros, il était promis dix ans de « pass » gratuit avec accès illimité à l’Arbre, ce qui, à l’époque, par extrapolation des tarifs pratiqués alors par les Machines de l’île, représentait une valeur de 2.360 euros. Presque cinq fois la mise : l’espérance d’un placement très rentable… et en fin de compte rien du tout !

Les donateurs rancuniers ont-ils un recours pour réclamer une indemnisation ou un remboursement de leur don, voire exiger la réalisation de l’Arbre ? La question n’est pas si simple en réalité.

Le créateur du projet, seul responsable selon Kickstarter

Kickstarter s’en lave les mains : « Lorsqu’un créateur publie un projet sur Kickstarter, il invite d’autres personnes à conclure un contrat avec lui.Toute personne qui soutient un projet accepte l’offre du créateur et conclut ledit contrat avec lui. Kickstarter ne participe pas à ce contrat, qui constitue accord juridique direct passé entre le créateur et le contributeur. » Kickstarter spécifie néanmoins l’une des clauses de cet accord : la somme demandée doit permettre la réalisation du projet et « lorsqu’un projet est financé, le créateur doit terminer le projet et tenir ses promesses pour s’acquitter de ses obligations envers ses contributeurs. » Le projet de l’Arbre aux Hérons a été largement financé, rapportant 373.525 euros pour 100.000 demandés. Son créateur n’est donc pas quitte.

Plus de 10 % des projets financés sur Kickstarter sont finalement des échecs. Une partie des créateurs, soucieux de leur réputation ou attachés à certaines valeurs, veillent alors à rembourser les donateurs. Selon un universitaire, les donateurs seraient remboursés dans 13 % des cas d’échec.

En présentant son projet sur Kickstarter, un créateur souscrit certains engagements. S’il est dans l’incapacité de terminer son projet comme promis, précise Kickstarter :

[Il] est réputé remédier à la situation et s’acquitter de ses obligations envers les contributeurs uniquement si :

  • il publie une actualité pour expliquer le travail qui a été fait, la manière dont les fonds ont été utilisés et ce qui l’empêche de terminer le projet comme prévu ;
  • il travaille de manière assidue et en toute bonne foi pour mener le projet à bien de la meilleure manière possible et dans un délai qu’il communique aux contributeurs ;
  • il est capable de démontrer qu’il a utilisé les fonds de manière appropriée et qu’il a mis en œuvre tous les efforts raisonnables pour terminer le projet comme promis ;
  • il fait preuve d’honnêteté et ne présente pas les faits de manière erronée dans ses communications aux contributeurs ; et
  • il propose de retourner les fonds restants aux contributeurs qui n’ont pas reçu leur récompense (proportionnellement aux montants financés) ou explique comment ces fonds seront utilisés pour terminer le projet de manière différente.

Les 5.511 donateurs de l’Arbre aux Hérons attendent depuis près de cinq mois le respect de ces obligations contractuelles. Et dans l’avenir, si le projet d’Arbre aux Hérons privé voit le jour, l’argent restant devra évidemment lui être affecté « pour terminer le projet de manière différente ».

Or là, sac de nœuds ! L’argent n’est pas resté dans la poche du créateur du projet, il a été remis au Fonds de dotation Arbre aux Hérons (qui n’était pas encore « et Jardin extraordinaire »). À la date de l’abandon du projet, celui-ci devait bien avoir encore un peu d’argent en caisse, peut-être même assez pour rembourser intégralement les donateurs, mais ses statuts lui interdisent de le reverser à quelqu’un d’autre qu’à Nantes Métropole ! Le Fonds ne devrait pas tarder à disparaître mais, s’il lui reste quelque argent, la loi l’oblige à le verser à un autre Fonds ou à une fondation reconnue d’utilité publique !

Le créateur du projet s’est fourré dans un sacré imbroglio. Devra-t-il puiser dans sa propre cassette pour « remédier à la situation et s’acquitter de ses obligations » ?

Un créateur pas très visible

Si un créateur de projet fait la sourde oreille, peut-on aller en justice pour exiger qu’il tienne ses promesses ou rende l’argent ? Oui, c’est envisageable. Des avocats américains proposent même leurs services. Mais de l’avis général, l’enjeu n’en vaut probablement pas la chandelle. Vous vous êtes fait avoir ? Il ne vous reste que vos yeux pour pleurer.

Pour qui voudrait néanmoins tenter l’aventure, la cible, on l’a dit, est le créateur du projet. Mais de qui s’agit-il exactement ? Au premier regard sur la page Kickstarter du projet, on pourrait croire que celui-ci a été créé par « Les Machines de l’île / Arbre aux Hérons ». Or, d’après les règles de Kickstarter, le créateur doit être une personne physique ; Les Machines de l’île et L’Arbre aux Hérons, simples marques propriété l’une du Voyage à Nantes, l’autre de Nantes Métropole, ne satisfont pas ce critère. Il faut creuser davantage.

Sur le site de Kickstarter, sous le nom de ce « créateur » fictif figure un lien actif, invisible à l’œil nu. Cliquez dessus et vous obtenez la clé de l’énigme : le créateur officiel du projet enregistré par Kickstarter est en réalité Bruno Hug de Larauze, grand patron nantais qui a longtemps présidé le Fonds de dotation de l’Arbre aux Hérons. Vous pouvez aussi aller en direct à la page de biographie du créateur (que les moteurs de recherche semblent ignorer) : https://www.kickstarter.com/projects/arbreauxherons/larbre-aux-herons-the-herons-tree/creator_bio.

Kickstarter doit être conscient que quelque chose ne colle pas. Si vous cherchez à en savoir plus sur « Les Machines de l’île / Arbre aux Hérons », il vous répond que « le profil de cet utilisateur est privé » (et si vous cliquez sur le bouton « Qui suis-je ? », vous parvenez à un bouton « Biographie » qui, lui, ne mène à rien !). D’où une piste éventuelle pour les amateurs de chicane : rechercher la responsabilité de Kickstarter, qui a présenté le projet Arbre aux Hérons/Herons’ Tree de manière fallacieuse et contraire à ses propres règles. Lesquelles devront cependant être interprétées « conformément aux lois de l’État de New York et des États-Unis »… Une fois encore, le succès n’est pas du tout garanti et il est très, très peu probable que l’enjeu en vaille la chandelle !

Sven Jelure

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