L’Arbre aux Hérons, éloge du pas de côté

À en croire Le Voyage à Nantes, l’Éloge du pas de côté, statue de Philippe Ramette imposée par ses soins aux Nantais, serait représentatif de la ville. Le projet d’Arbre aux Hérons fait de son mieux pour valider cette théorie du glissement latéral : il marche en crabe.

En crabe, mais lentement. Le 6 mars 2018, sur le site de financement participatif Kickstarter, chacun pouvait lire que les donateurs d’au moins 10 euros recevraient en exclusivité « L’histoire de la construction de l’Arbre aux Hérons racontée en direct de 2018 à 2022 en 14 chapitres (via 3 newsletters par an) ». Il a fallu attendre plus d’un an pour que cette promesse reçoive un début de réalisation, d’ailleurs accessible à tout le monde et pas seulement aux 5.340 généreux donateurs concernés en principe.

Surprise : le texte est intitulé « Chapitre 2 ». Personne n’a vu la couleur du chapitre 1, et pour cause : on apprend que la présentation du projet sur Kickstarter, elle aussi ouverte à tout le monde, devait être considérée rétroactivement comme ce chapitre 1 ! Le chapitre 3 est promis pour l’automne 2019. À ce train-là, il faudrait bien sept ans pour arriver au chapitre 14. C’est dire si les rédacteurs sont optimistes sur l’avancement du projet…

Au fait, ces rédacteurs, qui sont-ils ? Le récit était promis par le Fonds de dotation de L’Arbre aux Hérons, présidé par Bruno Hug de Larauzière et administré par Karine Daniel. Mais le texte qui vient de paraître est signé de Pierre Orefice et François Delarozière. Un grand patron et une ancienne députée comme hommes de paille ? Ça c’est du pas de côté de luxe !

Qui s’offre encore le temps de s’offrir des détours… 

Si l’on prend un peu de recul, ces glissements occultes n’ont rien d’étonnant. L’Arbre aux Hérons est un vieux projet. « C’est 2019 ou jamais », jurait Pierre Orefice voici six ans, en avril 2013. Si le projet n’était pas réalisé au plus tard en 2019, les Machines de l’île étaient fichues. Heureusement, le patron des Machines a changé d’avis : elles survivront quand même.

Jusqu’à quand ? En juin 2017, une présentation du projet par les deux auteurs indiquait que, suite au lancement du projet par Johanna Rolland le 7 juillet 2016, « sa réalisation se fera sur 5 ans, son ouverture au public est donc programmée pour 2021 ». La même présentation en version juin 2018 corrige : « sa réalisation se fera sur 4 ans, son ouverture au public est donc programmée pour 2022 ». Ainsi, 2016+5=2021, tandis que 2016+4=2022…

À ces pas de côté dans le temps s’ajoute un pas de côté dans l’espace. Pendant des années, les promoteurs de l’Arbre aux Hérons l’ont vu sur l’île de Nantes. Jean-Marc Ayrault avait voulu y créer un nouveau quartier ? Johanna Rolland aurait aussi le sien, du côté de Chantenay ! Aussitôt, les arboriculteurs se raccrochent aux branches : « C’est le plus bel endroit du monde pour faire l’Arbre aux Hérons », assure aussitôt Pierre Orefice, qui n’a jamais craint les exagérations. Miséry, c’est beaucoup moins dansant mais tout aussi charmant…

Pas de côté vers la dendrologie indienne

Le Chapitre 2 de la saga, qui vient de sortir donc, multiplie les pas de côté. Le plus voyant s’étale dès la première phrase : « Les auteurs ont retenu un type d’arbre inspiré de la famille des banians. » Pourquoi choisir cet arbre du sous-continent indien ? « Le roi rendait la justice sous un chêne », rappelaient MM. Orefice et Delarozière dans les présentations du projet citées plus haut. « On l’imagine durer des siècles, tel un chêne », disaient-ils de l’Arbre à L’Express. Pourquoi pas un chêne, alors ?

Derrière ce petit mystère, une grosse roublardise transparaît vite. « Le choix du type d’arbre nous a incité à imaginer la présence d’un système racinaire », poursuivent les auteurs. Dame, c’est la caractéristique notoire des banians : ils forment des racines aériennes qui tombent jusqu’au sol. Ainsi, puisqu’on a choisi le banian, on a des racines ? En fait c’est l’inverse : cette fois-ci, il s’agit de raccrocher les branches.

L’idée de l’Arbre remonte à 2002 et a en principe été testée depuis 2007. Pourtant, ses promoteurs semblent avoir découvert en 2018 seulement que ses branches en acier seraient trop lourdes. Elles ne sont pas comme la statue de Ramette place du Bouffay : il faudra les soutenir. D’où ce pas de côté botanique : puisqu’il va falloir mettre des étais, on va prétendre que ce sont des racines aériennes et assurer, dans une rhétorique de marchand de tapis, que l’arbre est en fait un banian.

Jalons vers d’autres pas de côté

Le « Chapitre 2 » ménage en outre des issues de secours vers d’autres dérapages potentiels. L’ouverture de l’Arbre, on l’a vu plus haut, est pour 2022. Ou même 2021 comme le dit Johanna Rolland dans un texte encore affiché sur le site web de Nantes Métropole. Mais, également sur le site de Nantes Métropole, Pierre Orefice n’hésite pas à contredire le maire de Nantes : « Nantes Métropole arbitrera en juin pour savoir si l’on ouvre à Pâques 2022 ou en début d’année 2023 ». Ou aux calendes grecques, peut-être ?

Le pas de côté budgétaire – autrement dit le dérapage – menace aussi. Et même deux fois dans cette seule phrase du Chapitre 2 : « Le budget total de la construction de l’Arbre aux Hérons a été estimé à 35 millions d’euros HT en 2013 ». Les partisans de l’Arbre avaient toujours annoncé 35 millions d’euros. Mais si c’est du hors taxes, le TTC se trouve propulsé au-delà de 40 millions. Et puis ce rappel chronologique, « en 2013 » ressemble assez à une perspective de réévaluation prochaine. Tout augmente, n’est-ce pas, alors l’Arbre, au bout de six ans… Sauf qu’il était encore estimé à 35 millions d’euros l’an dernier : le 23 avril 2018, Nantes Métropole écrivait que « le coût total de l’Arbre à hérons s’élève à 35 millions d’euros ».

L’hypothèse du dérapage est clairement avancée, à petits pas de côté mais avec des gros sabots. En février dernier, Pierre Orefice déclarait que « côté budget, nous sommes en cours de chiffrage pour voir comment tenir dans notre enveloppe de 35 millions d’euros – nous le saurons à la fin du mois de juin ». Pour ceux qui trouveraient ça un peu gros, la phrase figure, elle aussi, sur le site web de Nantes Métropole.

L’argent de côté, lui, manque

Mais alors, si l’on en est déjà à plus de 40 millions d’euros TTC avec l’éventualité d’une augmentation à venir, la somme à recueillir auprès du secteur privé pourrait augmenter en proportion, n’est-ce pas ? Pour l’instant, les promoteurs de l’Arbre ne prévoient rien de plus que le tiers de la somme HT annoncée, soit près de 12 millions d’euros.

Telle est la condition posée par Johanna Rolland pour lancer la construction de l’Arbre aux Hérons. Mais Pierre Orefice commence à brouiller les pistes. « Il nous reste 4 ans pour atteindre 12 millions d’euros », disait-il en février. Voilà un pas de côté spécialement vicieux ! Si la construction de l’Arbre était lancée sans que l’argent soit là, les collecteurs de fonds n’auraient plus autant de raisons de se décarcasser. Il y a gros à parier que la facture serait in fine refilée aux contribuables. Johanna Rolland pourrait-elle mordre à un hameçon si évident ? Comme, là encore, la déclaration est parue sur le site web de Nantes Métropole, on peut se demander si elle n’a pas déjà mordu…

Car le financement privé patine. « Ça avance », assurait pourtant Pierre Orefice à Yasmine Tigoé dans Ouest France le 10 février dernier« Une quarantaine d’entreprises se sont engagées, par courrier, à participer au financement. », pour un montant de 4 millions au total. Ce qui montre au contraire que, non, ça n’avance pas du tout, car Pierre Orefice annonçait déjà 4 millions et quarante entreprises au mois d’août (entretien avec Rozenn Le Saint paru dans Capital).

Peut-être même que ça recule, à en croire le Chapitre 2 : « À ce stade, 9 entreprises ont signé une convention qui formalise leur soutien à l’Arbre aux Hérons. Au-delà une quarantaine d’entreprises se sont engagées à soutenir ce projet ». En 2016, Presse Océan avait établi une liste de quinze entreprises données comme « sûres ». Et voilà qu’il n’en reste que neuf ! Une seule, semble-t-il, a publiquement annoncé un montant précis : les Pépinières du Val d’Erdre, pour 50.000 euros. On est loin de 12 millions. Même si les quarante entreprises alléguées se cotisaient pour le même montant, il manquerait encore 10 millions d’euros pour faire le compte ! Or, évidemment, plus le projet devient aléatoire, moins les entreprises se précipiteront pour le financer…

Sven Jelure

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