Quand une collectivité locale veut construire un équipement et que des ex-propriétaires expropriés ou autres occupants s’entêtent à rester sur le terrain qui fut le leur, ce n’est pas compliqué : on leur envoie les gendarmes et les bulldozers. On l’a vu à Notre-Dame-des-Landes, on l’aperçoit aujourd’hui à Doulon-Gohards (Nantes Métropole). Cependant, certains ont droit à un régime de faveur.
Nantes Métropole s’apprête à construire un PEU (pôle d’écologie urbaine) sur la Prairie de Mauves, colossale décharge municipale au siècle dernier. Ce PEU, c’est beaucoup : un énorme ensemble voué à traiter les déchets d’une zone allant de Redon à Fontenay-le-Comte. Investissement prévu : 366 millions d’euros, soit un tiers du CHU.
Hélas, l’endroit n’est pas désert. Sept hameaux de bidonvilles le squattent (la Loire-Atlantique est le département champion des bidonvilles, qui hébergent officiellement plus de 2 500 personnes, contre 1 200 en Gironde ou dans les Bouches-du-Rhône, par exemple). Population de la Prairie de Mauves : entre 661 et 1 000 personnes. Soit deux ou trois fois plus que naguère sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.
Les occupants sont des Roms, une communauté accueillie à bras ouvert par Jean-Marc Ayrault voici une vingtaine d’années. Le droit européen permet à ces citoyens roumains (pour la plupart) de séjourner en France sans limitation de durée s’ils travaillent. Vous avez dit travail ? Nantes Métropole évoque pudiquement « des emplois dans le domaine du maraîchage par le biais de réseaux informels », et aussi « nombre d’activités informelles diverses ». Autrement dit, du travail au noir, voire pire. Pas assez lucratif, sans doute, pour se payer des logements « normaux », mais assez pour prendre des vacances : « la période estivale voit le départ de nombre de familles des bidonvilles pour des congés estivaux, sur une période allant de la mi-mai à la fin septembre », signale Nantes Métropole. « Durant cette période, les bidonvilles ne sont donc pas autant occupés que le reste de l’année ».
Cette moindre occupation peut avoir un avantage pratique, car Nantes Métropole prépare une opération d’expulsion – pardon, une « résorption de l’ensemble des hameaux » ‑ d’une ampleur rarement vue en temps de paix. Pour cela, elle a établi avec la préfecture une « méthodologie » qui associe carotte et bâton.
Côté carotte la métropole prévoit un ou plusieurs « sites sas permettant l’accueil des ménages en sortie de l’ex décharge dans une logique de transition intercalaire ». Qu’en termes choisis ces choses-là sont dites ! Il s’agit en somme de transférer les bidonvilles en assurant leur « déménagement progressif » et s’occupant « d’identifier les ménages s’inscrivant dans un parcours d’intégration durable au territoire » ‑ autrement dit, un échange soumission contre aides sociales.
Agents postés et détection infrarouge
Côté bâton, Nantes Métropole a prévu un « contingentement (physique) » et un « recensement nominatif des habitants » de la Prairie de Mauves, autrement dit bouclage et fichage ! Mais elle compte confier la « coordination opérationnelle générale » à un prestataire extérieur qui lui évitera de trop se salir les mains. Il assurera la « sécurisation du site contingenté » avec un « poste de contrôle équipé » et des « agents postés pour assurer la mission 24/7 ». En cas de problème, il proposera à Nantes Métropole « des modalités de pilotage opérationnel associant les différents acteurs utiles, en organisant, selon des temporalités à préciser et adapter au fur et à mesure, une comitologie adaptée ».
La comitologie, c’est bien gentil, mais les serrures, c’est plus sûr. Nantes Métropole a donc prévu un achat massif de barrières et de blocs de béton empêchant toute « intrusion de véhicules ou de piétons ». Du bon matériel : « portail coulissant barreaudé avec un renforcement anti-intrusion », « barrières de chantier pleines anti affiches, disposant d’un système antisoulèvement », « légos bétons posés au sol de façon à empêcher toute intrusion de véhicules »,deuxième linéaire identique « à déplacer au fur et à mesure des départs pour éviter toute réinstallation sur les zones évacuées ».
Un « système de détection autonome » surveillera aussi les tentatives d’intrusion. Il se composera de « tours de détection infrarouge avec si possible une levée de doute par photographie » et de « détecteurs déportés […]judicieusement disposés sur le linéaire. Les intrusions seront signalées aux agents du PC Sécurité directement sur leur smartphone. Par ailleurs, un signal sonore se déclenchera en cas d’intrusion pour inciter les personnes essayant de pénétrer le périmètre à quitter les lieux. » On ne plaisante pas avec la sécurité de l’ancienne décharge, c’est Fort Alamauves !
SOS sites sas
Mais comment éviter que le ou les « sites sas » ne deviennent des Prairie de Mauves bis, ter, etc. ? Simple : le prestataire de Nantes Métropole devra aussi les sécuriser 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 « dans la limite de 4 sites de taille / capacité variables » avec « un contrôle permanent à l’entrée » et une « veille permanente de l’état de fonctionnement ou d’efficience (éventuelles dégradations) des dispositifs de clôture ou de sécurisation du site ». Il devra assurer en plus une « présence humaine de nature à prévenir et apaiser les tensions et à dissuader tout comportement déplacé voire délinquant (agressions, menaces, vols, dégradations…) ». On dirait une sorte de centre de rétention administrative à l’envers où l’on surveille les entrées et pas les sorties.
Passons rapidement sur la sécurité incendie avec « rondes, points de passage et vérification, procédures d’alertes et circuits d’évacuation » et « éléments de communication auprès des habitants (panneaux, circuits d’évacuation, rappel des bonnes pratiques ou des comportements interdits/dangereux, messages de prévention… traduction en langue Roumaine également et formalisation par pictogrammes pour les personnes non lettrées) », « libération des cheminements prévus pour les secours », suivi des matériels (extincteurs…) et toute procédure réglementaire « attention toute particulière […] portée aux raccordements et appareillages électriques des ménages afin de faire les rappels utiles autant que nécessaires pour prévenir tout risque d’électrisation, d’électrocution, ou d’incendie »
Avec la création d’un « site sas », les problèmes ne seront pas divisés par deux mais plutôt multipliés par deux. Le prestataire « assurera un lien permanent entre le dispositif de sécurité du site « sas » et le dispositif de sécurité du site de la Prairie de Mauves en définissant en amont quel est le « PC centralisateur ». [Il] veillera à mettre en place des procédures de soutien entre les deux sites pour répondre aux évènements imprévus, gérer les incidents, coordonner les réponses (sûreté ou incendie) et coordonner la sollicitation des services de police municipale et nationale ou de secours (Service Départemental d’Incendie et de Secours – SDIS, SAMU). »
Un budget pouvant atteindre 81 100 euros par personne
Nantes Métropole n’a d’ailleurs pas l’air trop optimiste quant à l’efficacité de la prévention. Son prestataire « signalera tout incident notable à Nantes Métropole (qui déposera éventuellement plainte en cas d’atteinte à ses intérêts)[…]. Il déposera plainte pour toute atteinte aux personnes (son personnel) et aux biens (son matériel) justifiant une telle mesure, et proposera aux éventuelles victimes identifiées sur le site (habitants) d’en faire de même. Il assurera le lien avec les services de police (municipale ou nationale) pour signaler en direct tout incident nécessitant leur intervention […]. Il alertera au besoin les services de police et le Parquet via un article 40 du code de procédure pénale de tout fait de nature à constituer une infraction pénale (et en informera préalablement Nantes Métropole). »
Travail au noir, dégradations, risques d’incendie, comportements délinquants, infractions pénales… Dans le document officiel qu’est un avis de marché, Nantes Métropole trace ainsi un portrait en creux des mille habitants de la Prairie de Mauves qui pourrait paraître nettement discriminatoire (ciel ! les Roms seraient-ils moins gentils qu’on ne le dit ?).
On pourrait même se demander si elle ne profite pas de la circonstance pour débarrasser sa police métropolitaine d’une responsabilité ethniquement ciblée, en la sous-traitant à une sorte de milice spécialisée Mais ce soupçon serait trop étriqué puisque le titulaire du marché sera tout aussi nounou que policier. Il devra aussi se charger, entre autres et en vrac, de la gestion des entrées et sorties, de l’éclairage des parties communes, des alertes météo, du suivi de la scolarisation des enfants, du nettoiement, de la « lutte contre les éventuels nuisibles », du suivi des installations électriques, de la « juste occupation du foncier », de l’organisation du stationnement, de la « régulation des imprévus et éventuels incidents », de la rédaction d’un règlement intérieur (validé par Nantes Métropole tout de même), des bonnes relations avec l’environnement extérieur, etc. Il veillera même à empêcher la création d’un lieu de culte ! Nantes avait déjà la Commune du Bouffay, elle pourrait avoir demain la Principauté du Site sas, avec une population de mille personnes, soit 0,15 % de la population municipale, qui n’en demandent pas tant ‑ et pourraient même ne pas en vouloir ! Le cadeau n’est pas négligeable pourtant : le titulaire du marché de pilotage pourrait facturer jusqu’à 80 millions d’euros plus 1 100 000 euros pour les barrières et portails, soit au total 81 100 euros par squatter déménagé.
Ne pas spoiler le « site sas »
Nantes Métropole sait sûrement qu’un projet aussi péjoratif va faire se dresser des cheveux sur certaines têtes. Elle a donc prévu un avis de marché spécial portant sur un « Diagnostic de la typologie des familles » qui « doit permettre à Nantes Métropole, à l’échelle du ménage, du groupe, du bidonville, de définir l’opportunité et les conditions d’une prise en charge des familles dans le cadre de la démarche engagée au regard de la situation et des prérequis attendus pour l’intégration de la famille dans cette démarche ». Plutôt fumeux et d’utilité douteuse ? Pas grave, l’essentiel est sans doute ceci : « Le titulaire a déjà eu à travailler auprès de publics en bidonville et à réaliser des diagnostics visant à la connaissance des familles pour permettre leur bonne orientation. Il maîtrise ainsi les grands enjeux liés à la précarité des ménages issus des bidonvilles, qu’il s’agisse de difficultés d’accès aux droits, d’accès à la langue, de santé, d’emprise ou d’activités informelles, de protection de l’enfance, etc. » Autrement dit, le marché est clairement fléché en direction d’une association d’aide aux Roms. Celle-là au moins n’ira pas chercher de poux dans la tête d’une métropole prête à payer sa facture (au maximum 150 000 euros, une paille par rapport au reste).
Dans cette organisation parfaitement anticipée, une bizarrerie : l’écologie fait parent pauvre. On dirait que Nantes Métropole s’en est rendu compte sur le tard et a introduit dans ses appels d’offres, comme à titre d’offrande rituelle, cette disposition : « Les arbres à protéger qui seront définit [sic] par la Direction Nature et Jardin de Nantes Métropole devront faire l’objet d’une attention particulière. » Ce qui ne mange pas de pain.
Ce qui manque en revanche, c’est la désignation du ou des « sites sas » où l’on installera les déboutés de la Prairie de Mauves. Pourtant, on n’improvise pas en quelques semaines le déménagement d’un bidonville de mille personnes. Nantes Métropole admet d’ailleurs avoir un site en tête. Elle se garde bien de dire où. Mais pourquoi donc ? Préférait-on laisser les heureux nouveaux voisins découvrir la bonne nouvelle à une époque où « les quartiers ne sont pas autant occupés que le reste de l’année » ?
Sven Jelure