Johanna Rolland aurait besoin d’hommes incompétents

La reverduration de la ville n’est pas l’unique obsession de Johanna Rolland. Cette dernière pense autant vert qu’égalité entre les femmes et les hommes (à citer obligatoirement dans cet ordre) est pour elle une préoccupation constante. Et qui risque de gratter de plus en plus.

Nantes Métropole recherche en ce moment un prestataire chargé de rédiger ses « rapports annuels d’activité égalité ». La mission porte sur l’une de ces obligations complexes que Nantes Métropole s’attache à rendre inextricables au point que, doutant d’en venir à  bout elle-même, elle préfère les confier au secteur privé. On l’a vu, par exemple, en matière d’urbanisme ou de comptabilité sensible au genre. Voici le tour de l’égalité

D’emblée, comme le pluriel de « rapports annuels » l’indique, il y a doublon. Il s’agit de rédiger non un rapport, mais deux : un « rapport sur la situation en matière d’égalité entre les femmes et les hommes » (loi du 4 août 2014, article 61) et un « rapport relatif à l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes » (loi du 12 mars 2012, article 51). Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Compliqué ? Pas si sûr…

Certes, le travail réclame beaucoup de données sur le sujet mais, sauf désorganisation grave, un service du personnel dans une grande collectivité (la loi s’applique à partir de 20 000 administrés) devrait déjà les détenir. La complication du travail réside plutôt dans la rédaction du rapport, qui réclamera de l’inspiration, car il s’agit moins d’information que de storytelling. Le prestataire recherché par Nantes Métropole relèvera d’ailleurs des « services de conseils en publicité » dans la nomenclature des marchés publics.

Il faudra un pro à la plume agile pour éviter les gaffes. La loi de 2014 porte sur l’égalité « réelle » entre les femmes et les hommes. Le réel, c’est parfois dur, les grandes proclamations ne suffisent pas à le masquer. Or là, il y a de quoi frémir. « La femme serait vraiment l’égale de l’homme le jour où, à un poste important, on désignerait une femme incompétente », assurait Françoise Giroud (1916-2003), championne de l’égalité des sexes au siècle dernier. Cette célèbre boutade féministe pourrait devenir un tantinet dérangeante…

À Nantes, un encadrement aux trois quarts féminin

Johanna Rolland s’est toujours targuée d’aller vers une « ville non sexiste ». À son arrivée aux affaires, la situation des femmes à la mairie de Nantes et à Nantes Métropole n’était pas si mauvaise,  pourtant. La moitié des dirigeants mentionnés sur l’organigramme officiel en 2015 étaient des femmes. Sur l’organigramme actuel, les hommes n’occupent plus que 40 % des postes. Partant d’une base d’égalité réelle, la ville est en train de devenir sexiste !

Le rapport « Égalité » 2023 de la ville de Nantes le révèle clairement. Il a beau empiler les déclarations d’intention*, il faut bien en venir finalement aux dures réalités chiffrées : sur les 4 116 agents municipaux, 67,8 % sont des femmes ! Leur proportion atteint même 74,5 % dans les emplois de catégorie A, les « postes importants » de Françoise Giroud.

Au contraire, les hommes peuplent le bas de l’échelle. Ils sont légèrement majoritaires (52 %) dans la filière technique. Pour l’instant, car, dans le même rapport, Johanna Rolland assure : « Nous continuons à travailler sur des sujets comme […] une plus grande représentation des femmes dans les métiers techniques » ! Les hommes ne dominent qu’un bastion : la police municipale, masculine à 70,2 %.

Un publicitaire habile pourra noyer le poisson dans une certaine mesure, à coup de dégagements fleuris sur la « ville non-sexiste », les « LGBTQIA+ phobies » ou les « leux festifs « safer » ». Mais pour que la femme soit vraiment l’égale de l’homme à Nantes Métropole, il est urgent de désigner des hommes. De préférence incompétents, ça doit pouvoir se trouver…

Sven Jelure

* « Les mesures correctives n’étant pas une réponse suffisante aux inégalités entre les hommes et les femmes, il s’agit désormais d’interroger et de changer les pratiques qui conditionnent l’existence du sexisme, des réformes collectives (par l’expérimentation sur la budgétisation sensible au genre), aux postures individuelles (par le déploiement de campagnes de sensibilisation sur l’espace public) », etc.

Paquebots 1913-1942 au musée d’arts de Nantes : la commandante quitte le navire avec les honneurs

La Sophie au travail dégage un paquebot du dock

L’exposition Paquebots 1913-1942 – Une esthétique transatlantique est visible au musée d’arts de Nantes jusqu’au 23 février. Il faut la visiter. Si ce n’est pour les paquebots, ce sera pour la co-commissaire générale et directrice du musée, Sophie Lévy, qui vient de prendre la succession de Jean Blaise à la tête de la SPL Le Voyage à Nantes. Peut-on à travers son œuvre muséologique sonder l’avenir du tourisme nantais ?

« Pour moi, sans intérêt », ronchonne un fameux créateur nantais. « Allez à Saint-Nazaire ! Escal’Atlantic vous offrira bien plus d’émotions liées aux paquebots. Scénographie sans intérêt, scénario et propos ennuyeux. Beaucoup de bruit pour rien. » Ça, c’est l’avis d’un pro. Pour le béotien que je suis, sans doute plus représentatif du visiteur de base, l’exposition satisfait l’œil et l’esprit. Du feel good en bonne et due forme.

Elle est assez diversifiée pour soutenir l’intérêt. « Peinture, cinéma, photographie, affiches… l’imaginaire des paquebots a inspiré les artistes, nourrissant un langage international commun entre les arts, la presse et la publicité », souligne le musée. Les œuvres exposées sont variées, et pour certaines, telles les affiches de Cassandre, spectaculaires. Elles illustrent clairement l’inspiration procurée par les transatlantiques à plusieurs courants artistiques du 20e siècle (cubisme, futurisme, précisionnisme…). Cocorico ! Le Roulis transatlantique du Nantais Jean-Émile Laboureur (1877-1943), qui peut paraître anecdotique en temps normal, isolé sur les cimaises du musée, s’impose ici comme un chef-d’œuvre emblématique.

Des alignements de photos peuvent être vite fastidieux. Elles sont ici groupées en îlots évoquant à tort ou à raison une mûre réflexion muséologique. Quelques-unes d’entre elles sont reproduites sur de grands velums transparents séparant des espaces du musée ; grâce à cette habile disposition, les gardiens de deux salles adjacentes peuvent, aux heures creuses, bavarder discrètement de part et d’autre du paravent.

Sans le dire ouvertement, le paquebot Normandie domine l’exposition. Sa construction à Saint-Nazaire et sa destruction à New York y sont largement documentées par des dessins du Nazairien René-Yves Creston et des photos réparti  es dans différentes salles du musée. Porte cure-dent, coupe drageoir, ciseaux à raisin et autres objets remarquables produits par une élite de verriers, de laqueurs et d’orfèvres invitent à imaginer ses riches passagers en plein océan.

Le seul vrai désagrément de l’exposition est immobilier : si les espaces du Cube sont vastes, ses escaliers conservent un aspect franchement hostile et le détour par la chapelle de l’Oratoire casse l’ambiance, surtout les jours de pluie. À cette réserve près, le béotien sort du musée satisfait.

Rien ou presque avant 1913

Un peu de fact-checking laisse cependant un curieux arrière-goût. L’exposition est intitulée Paquebots 1913-1942 – Une esthétique transatlantique. Si l’on a tenu à indiquer des dates butoirs, c’est qu’elles doivent signifier quelque chose. Le panneau chronologique qui ouvre l’exposition indique pour 1913 :

L’« Armory Show », première grande exposition internationale d’art moderne sur le sol américain, fait découvrir l’avant-garde européenne (Henri Matisse, Marcel Duchamp, Paul Cézanne…) aux artistes et public américains à New York, Chicago puis Boston.

L’Armory Show est certes un événement artistique, mais quel rapport avec les paquebots ? Sans doute, les œuvres européennes de l’exposition ont été transportées par mer. Ce transport de fret aurait-il à lui seul donné naissance à une « esthétique transatlantique » à fond de cale ? Le prétexte paraît mince.

Les artistes, alors ? Ni Matisse, ni Duchamp n’ont fait le voyage en 1913. Cezanne, lui, était mort sept ans plus tôt (bonjour l’avant-garde)1 ! L’affiche officielle de l’Armory Show ne se bornait pas à ces trois-là, et d’ailleurs son Duchamp n’était pas celui du musée – non pas Marcel mais son frère Raymond Duchamp-Villon. Elle annonçait aussi Ingres, Delacroix, Degas, Monet, Renoir, Seurat, Signac, Lautrec, Bourdelle, Gauguin, etc., c’est-à-dire qu’elle était loin de se limiter à « l’avant-garde européenne ». On se demande pourquoi le musée d’arts tient à n’associer les paquebots qu’à celle-ci, ou inversement.

Sur le plan de l’esthétique transatlantique, il eût été logique de faire plutôt commencer l’exposition en 1910, année du lancement de l’Olympic, célébré par la presse de l’époque comme le plus grand, le plus beau, le plus technologiquement avancé des paquebots. Hélas, son sister-ship lancé en 2011, le Titanic, a ruiné l’ambiance. Le naufrage de celui-ci en 1912 a cependant inspiré une demi-douzaine de films, des dizaines de romans, des bandes dessinées, une comédie musicale, un spectacle de Royal de Luxe, etc. Son apport à l’esthétique transatlantique est donc majeur, bien plus marquant que celui de n’importe quel Armory Show, mais  beaucoup moins feel good, évidemment. Le musée d’arts n’en dit pas un mot, sûrement pas mécontent d’en être dispensé par le butoir de 1913 (il admet quand même par exception que Le Roulis transatlantique, évoqué plus haut, date en réalité de 1907).

Rien ou presque après 1942

À l’autre bout de la plage chronologique, 1942 est « l’année de la fuite des surréalistes à New York », explique Sophie Lévy (Presse Océan, 24 octobre 2024). Ce prétexte final est encore plus étrange que le prétexte initial. Intellectuels et artistes français sont partis pour les États-Unis en ordre dispersé pendant l’Occupation. Dali, surréaliste de référence pour les Américains, s’y installe dès 1940 comme Marcel Duchamp. André Breton s’y trouve depuis 1941, comme Max Ernst. Picasso, considéré comme surréaliste à l’époque, n’y met pas les pieds.

Des artistes aux paquebots, le fil conducteur paraît de plus en plus mince. Le musée rame un peu : « L’épilogue de l’exposition conclut cette parenthèse enchantée par une ère tragique où le paquebot devient l’instrument de l’exil, suite à la montée des totalitarismes (avènement de Staline au pouvoir en URSS en 1927 et surtout mise en place du régime nazi à partir de 1933 en Allemagne). » Les commissaires de l’exposition n’ont sans doute voyagé qu’en première classe ! Depuis le milieu du 19e siècle, bien avant Staline et les nazis, 6 millions d’Irlandais chassés par la famine ont quitté leur île pour les États-Unis. En soixante ans, 12 millions d’immigrants ont transité à Ellis Island. Pour ces gens qui avaient fait la traversée dans des conditions misérables, le concept de « parenthèse enchantée » était sans doute assez théorique.

Au titre de cette « ère tragique », le musée relate la destruction accidentelle de Normandie à New York en 1942. Il est juste de dire que, réquisionné par les États-Unis avant leur entrée en guerre en 1941, il n’est plus ni paquebot ni Normandie mais transport de troupes astucieusement rebaptisé USS Lafayette. Si l’on voulait illustrer une « ère tragique », pourquoi n’avoir pas poussé l’exposition jusqu’aux premiers mois de 1945 ? Le sort des paquebots allemands Wilhelm Gustloff et Cap Arcona, chargés à ras bord de déportés sortis des camps nazis et de réfugiés de Prusse orientale, fuyant vers la Suède neutre et coulés l’un par l’aviation soviétique, l’autre par l’aviation britannique, moyennant plusieurs milliers de victimes à chaque fois, aurait mieux fait passer le message. Il est vrai qu’il s’agit là d’esthétique transbaltique…

Sans dépasser le butoir de 1942, cependant, il y avait eu, le 17 juin 1940, le naufrage pas moins tragique du RMS Lancastria, coulé par l’aviation allemande dans l’estuaire de la Loire. Des centaines de corps de civils et de militaires britanniques s’échouent alors sur les plages du Pays de Retz. Cette catastrophe de proximité, l’une des plus meurtrières de l’histoire maritime ‑ entre quatre mille et sept mille victimes ‑, le musée d’arts n’en dit pas un mot. Il ignore tout autant le naufrage du Lusitania en 1915, douze cents morts quand même, qu’il aurait pu illustrer par la terrible gravure Nous plongeons, atieu ! du Nantais Jules Grandjouan.

Luxe, calme et volupté ?

Le musée d’arts est un musée d’arts, pas un musée historique. Déjà, rien ne l’obligeait à porter son regard sur une période historique bien définie, 1913-1942, curieusement qualifiée d’« entre-deux-guerre » par Sophie Lévy. Mais, assure cette dernière, « c’est le principe même du voyage, du déplacement transatlantique que nous interrogeons ici ». C’est là que ça gratte. Loin d’être une Invitation au voyage, l’exposition est intitulée Paquebots, 1913-1942, et c’est bien de paquebots qu’elle parle, de monstres d’acier et de mécaniques de précision, parfois soumis à l’océan et aux intempéries, occasionnellement décorés de figures humaines qui servent surtout à donner l’échelle. Le « principe même du voyage » se prête mal à représentation : à quoi bon faire semblant ?

Sophie Lévy est une directrice de musée inspirée. S’il lui arrive de tricher un peu, c’est pour la bonne cause, pour l’agrément de visiteurs qui sortiront de son établissement avec le sentiment d’y avoir passé un bon moment, voire d’être un peu plus cultivés qu’en y entrant. Ses expositions les plus racoleuses, comme Hyper sensible, attirent au musée un public qui n’aurait peut-être jamais franchi ses portes sans elles et lui permettent de traiter par ailleurs des sujets plus confidentiels. Que demande le peuple ?

Et puis, Sophie Lévy s’abstient en général d’en faire des tonnes sur le génie du musée d’arts : le talent, c’est quand le labeur n’est pas visible. Elle ne croit pas devoir assaisonner ses expositions de couplets rituels sur la « fameuse créativité nantaise ». Ses cartels parlent des œuvres, pas des rédacteurs des cartels. Cela fait une différence avec Le Voyage à Nantes première manière. Pourvu que ça dure. Il ne faudrait pas que ce « principe même du voyage » (à Nantes ?) devienne une habitude.

Cela suppose de résister à un biais bien installé. Ainsi, le copieux catalogue de l’exposition Paquebots 1913-1942 donne à Johanna Rolland l’occasion de s’exercer en préface à l’art d’écrire pour ne rien dire (« Le paquebot, dans son isolement, son unité de temps et de lieu, devient un espace de relations humaines et d’inspiration aussi flottant qu’apatride », réflexion cocasse si l’on songe à la stricte hiérarchisation des passagers et à ce que les conflits nationaux ont coûté à ce moyen de transport). Édouard Philippe lui donne la réplique sur un ton plus docte (« Comme une cabane d’enfant ou un théâtre, le paquebot incarne, par l’isolement qu’il procure du reste du monde, ce que Michel Foucault définissait comme une « hétérotopie » »). On se demande si le maire du Havre est sérieux ou s’il fait dans le second degré…

Mais une préface, et même deux, ne doivent dissuader personne de visiter une exposition qui en vaut quand même la peine.

Sven Jelure

Paquebots 1913-1942 – Une esthétique transatlantique, « expo événement » (sic), jusqu’au 23 février au Musée d’arts de Nantes. Commissariat général : Sophie Lévy directrice conservatrice du Musée d’arts de Nantes et Géraldine Lefebvre, directrice du Musée d’art moderne André Malraux (MuMA), Le Havre.

Johanna Rolland fait vœux de tout bois

La « renaturation » de la ville est en marche. Le principal travail incombe au service communication.

Sur les panneaux d’affichage commercial comme dans nos boîtes aux lettres, Johanna Rolland nous souhaite une « Bonne année 2025 », illustrée d’une photo du château des ducs de Bretagne encadré de verdure. Elle prend soin de préciser la localisation GPS du point de vue (47°12’53.526 N – 1°32’58.11 O) : chacun peut vérifier que le château est bien là. Quant à la verdure, évidemment, elle est beaucoup moins flatteuse en cette saison qu’en pleine floraison printanière.

Comme les prospectus distribués en boîtes aux lettres ont presque disparu (et avec eux des distributeurs comme Adrexo), un beau bristol 14×21, ça se remarque. La disparition des prospectus, c’était pour épargner des arbres : on se demande forcément combien Johanna Rolland en a fait couper pour nous souhaiter une bonne année. Ce qui ne l’empêche pas de proclamer : « La nature gagne du terrain. Demain n’attend pas. »

Demain n’attend pas ? Tiens, Johanna Rolland ressort son slogan de 2023, comme si 365+366 = 731 jours plus tard, demain, c’était encore demain, qui attend toujours. Elle ne promet d’ailleurs rien, sinon que demain, c’est pour bientôt. Elle ne peut même pas annoncer que demain on rasera gratuit, sauf pour ce qui est de raser des arbres, bien sûr. À « Demain n’attend pas »(1), Johanna Rolland adjoignait naguère « Inventons un autre futur ». Elle a sans doute renoncé à l’invention et/ou au futur.

À la place, elle a opté pour : « La nature gagne du terrain ». C’est très bien, notez, mais il est étonnant qu’elle ait dû attendre l’avant dernière année de son second mandat pour découvrir son état de grâce écologique. Ce souci semble être devenu pour elle une obsession : sa priorité n’est pas Nantes et les Nantais mais la nature. Elle fait vœux de tout bois et bois de tout feu. On ratiboise tous les arbres du boulevard Léon-Bureau pour assurer la desserte du CHU voulu par Jean-Marc Ayrault ? Ah ! mais on va en faire du compost pour les jardins publics, du petit bois pour les chaufferies municipales, du bois d’œuvre pour fabriquer des objets utiles. Comme le cercueil des ambitions municipales, par exemple ?

Johanna Rolland dit avoir doublé ses objectifs de « renaturation ». Ce qui est en même temps l’aveu d’une dénaturation antérieure – et qui donc a géré Nantes ces trente-cinq derniers années ? Sont en cours, par exemple, de « nouvelles plantations sur la promenade nantaise de la gare à la Loire ». Le superbe pavement de granit posé voici une dizaine d’années quai Flesselles et quai du Port-Maillard vient d’être défoncé ici et là au profit de chiches plantations.

Mouchoir de poche

De la gare à la Loire, on parle d’une superficie d’environ 5 hectares, soit 50 000 mètres carrés. On va officiellement y retrouver 390 m² de pleine terre ! La nouvelle place du Commerce comporte à elle seule, selon Nantes Métropole, 3 400 m² d’espaces végétalisés. La pleine terre retrouvée en cassant le granit sera donc neuf fois moins vaste que les espaces verts de la place du Commerce, qui déjà paraissent plutôt pauvrets.

Sur ces 390 m², on plantera, assure Nantes Métropole, 21 arbres, 1 600 vivaces et 1 700 bulbes de lys, glaïeuls et narcisses. Au total, 3 321 plantations, contre officiellement « plus de 30 000 plantations » sur la place du Commerce. Les arbres annoncés sont des copalmes de Formose et des virgiliers à bois jaune. Un arbre chinois, un arbre américain, pas de jaloux. Mais si le copalme peut atteindre 20 à 30 mètres de haut, le virgilier ne dépasse pas 8 à 10 mètres à pleine maturité : on est plus dans le registre de l’arbuste. Quant aux 1 700 bulbes, ils peuvent occuper, en fonction des plantes concernées (entre cinquante à cent bulbes au m² pour les narcisses et neuf à douze pour les lys), une centaine de mètres carrés.

C’est ridicule au regard du coût des travaux. Mais on dirait que, quoi qu’il en coûte, comme eût dit Emmanuel Macron, Johanna Rolland est prête à toutes les dépenses pour pouvoir dire qu’elle a planté.

Pourquoi une telle frénésie végétalisatrice ? Le Landerneau politique parle beaucoup de conspirations ourdies par LFI et les Écologistes dans les villes de province pour voler leur fauteuil aux maires socialistes. À la tête d’une agglomération qui a élu deux députés LFI et une écolo contre deux socialistes, Johanna Rolland, censément n° 2 d’un Parti socialiste qu’elle a contribué à rétrécir en dirigeant la campagne présidentielle d’Anne Hidalgo en 2022, est forcément dans ses petits souliers. Elle pourrait bien tâcher de les remplacer par des gros sabots en bois de copalme ou de virgilier.

Sven Jelure

(1) « Demain n’attend pas » est une marque déposée en 2020 par Mme Delphine Darmon dans les classes 38 (forums en ligne, émissions télévisées, etc.) et 41 (éducation, divertissement, éditions, etc.).

Les Machines de l’île peuvent-elles sauver leur peau ?

Les Machines seront-elles rachetées ? Et à qui ? À la Ville de Nantes ?

Les signaux négatifs s’accumulent au-dessus des Machines de l’île. Après avoir fonctionné tant bien que mal pendant dix-sept ans grâce à l’argent public, elles atteignent un stade critique. Leurs nouvelles dirigeantes devront déployer beaucoup de talent pour rétablir la situation dont elles héritent. Ou bien refiler le bébé à quelqu’un d’autre ?

Ce qu’on retiendra par-dessus tout dans les trois pleines pages d’entretien offertes à Jean Blaise par Presse Océan (23 décembre 2024) comme un cadeau de départ en retraite, ce n’est pas la tartinade d’autosatisfaction, ni les petits arrangements avec la vérité, ni l’annonce du déménagement à Paris (« Nantes c’est fini »), non, l’information remarquable, c’est la totale absence des Machines de l’île.

Soyons justes : de Nantes Tourisme et du château des ducs de Bretagne, Jean Blaise ne dit rien non plus, alors que la société publique locale (SPL) Le Voyage à Nantes englobe l’événement éponyme mais aussi l’office de tourisme, le château, Estuaire et les Machines de l’île. L’ex-manitou du tourisme nantais expédie cet ensemble en une demi-phrase, « J’ai créé la structure Voyage à Nantes en 2010 »(1), comme s’il ne s’était intéressé en réalité, depuis lors, qu’à « son » événement estival. Mais pour les Machines de l’île spécifiquement, il aggrave cette absence par un jugement définitif sur l’Arbre aux Hérons : « J’ai toujours été contre et je n’ai d’ailleurs jamais voulu le gérer. Je suis contre tout ce qui est parc d’attraction comme le Puy du fou et l’Arbre, c’était vraiment un parc. »

Si cet Arbre resté virtuel était « vraiment » un parc, que dire des Machines bien réelles, alors ? Dès leur ouverture en 2007, l’Arbre était à leur programme, tout comme le Carrousel ouvert en 2012. Mieux : il y demeure présent aujourd’hui, dix-sept ans plus tard, sous forme d’une branche prototype. Jean Blaise a néanmoins surmonté son aversion pour « tout ce qui est parc d’attraction » afin de prendre quand même la direction générale d’un Voyage à Nantes incluant les Machines. Il a ensuite laissé son subordonné Pierre Orefice, leur directeur salarié, co-concepteur de l’Arbre à ses moments perdus, s’activer pendant une douzaine d’années au service de celui-ci(2). Comment un tel attelage aurait-il pu produire de bons résultats ?

La fausse route de Jean-Marc Ayrault

Avec ces deux-là, Jean-Marc Ayrault a commis une double erreur de casting. À l’erreur stratégique qu’il avait commise en décidant de créer les Machines de l’île malgré l’avis des experts, il a ajouté des fautes de management. Il a placé à la tête des Machines un directeur trop impliqué personnellement dans l’achat de leurs attractions et trop proche de leur fournisseur quasi exclusif. Puis il a placé au-dessus de ce directeur un supérieur hostile au concept lui-même – et médiocre gestionnaire qui plus est, comme venait de le révéler un rapport de la chambre régionale des comptes. Comment pouvait-il espérer que ça allait bien marcher ?

Quoique portées par l’essor du tourisme dans le monde entier (les recettes du secteur sont passées en France de 35,7 milliards d’euros en 2000 à 53,7 milliards d’euros en 2017), les Machines de l’île n’ont jamais atteint l’équilibre d’exploitation initialement espéré à partir de 2009. Et elles sont subitement devenues un boulet en 2020 et 2021 quand l’épidémie de covid-19 les a privées de clients : l’industrie touristique expose à de gros aléas. Même en période favorable, Nantes Métropole continue de déverser sur elles des millions d’euros de subventions chaque année. On comprend que Jean Blaise, qui tient à cultiver une belle tête de vainqueur, préfère, à l’heure du bilan, se désolidariser de cet équipement dont il était pourtant le patron. Quant à Johanna Rolland, elle semble ne jamais s’être interrogée sur la stratégie touristique de Jean-Marc Ayrault, au point de poursuivre le fantasme de l’Arbre aux Hérons pendant des années.

Mais cette double carence a eu des conséquences. Grâce à la croissance organique du tourisme et aux perfusions financières de la métropole, Pierre Orefice a poursuivi pendant quinze ans une exploitation plutôt routinière des Machines(3). Leur situation s’est dégradée, avec une accélération ces dernières années. « Le déficit structurel des Machines s’explique par un « effet ciseau », révèle le rapport annuel 2023 de Nantes Métropole : les recettes propres (insuffisante progression de la marge brute et du chiffre d’affaires billetterie) et les financements publics ne couvrent pas l’augmentation des charges incompressibles et de la masse salariale directe. » La situation semble devenue inextricable. Les Machines de l’île plombent l’ensemble de la SPL Le Voyage à Nantes, obligeant Nantes Métropole à les sur-subventionner dans des conditions juridiquement contestables.

Le même sort que l’Arbre aux Hérons ?

De leur côté, les recettes sont fragiles. Tous les parcs d’attraction s’attachent à faire évoluer leur offre régulièrement pour inciter les visiteurs à revenir. Après l’ouverture du Carrousel des mondes marins en 2012, le renouvellement de la Galerie des Machines a été assuré par des engins (Paresseux, Caméléon, etc.) destinés à l’Arbre aux Hérons. « Ne pas faire l’Arbre aux Hérons casserait complètement la dynamique des Machines », avertissait Pierre Orefice dès 2013. On y est : Johanna Rolland et Fabrice Roussel ont brusquement mis fin à ce projet. Les perspectives de renouvellement ont disparu d’un coup. Et l’on doute que le malheureux Héron qui rouille sur l’esplanade des Riveurs puisse apporter un secours significatif. François Delarozière, en difficulté à Toulouse avec La Halle de la Machine, ne demanderait probablement qu’à construire une nouvelle attraction au coût stratosphérique, mais l’expérience de l’Arbre aux Hérons et l’évolution de la jurisprudence sur les achats publics d’œuvres d’art obligent Nantes Métropole à marcher sur des œufs.

Par ailleurs, les équipements vieillissent. Les pannes de l’Éléphant ont entraîné l’annulation de 79 voyages en 2023. Les travaux des nouvelles lignes de tramway et du pont Anne-de-Bretagne permettront sans doute de soutenir les Machines au nom de l’indemnisation de leurs pertes d’exploitation, mais cela n’aura qu’un temps.

Or un nouvel obstacle va bientôt se dresser : le contrat de délégation de service public (DSP) portant sur l’exploitation des Machines par Le Voyage à Nantes prend fin au 31 décembre 2025. Les Machines ont été incapables de le respecter. Il prévoyait qu’elles emploieraient 94 personnes ETP en 2023 ; leur effectif a été en réalité de 121 ETP, pour une masse salariale directe accrue de presque 9 % en un an. Il prévoyait 707 000 visiteurs en 2023, elles n’ont vendu que 670 000 billets. On imagine mal Johanna Rolland le renouveler dans les conditions actuelles à trois mois d’une élection municipale !

Sophie Lévy et Hélène Madec, nouvelles patronnes du Voyage à Nantes et des Machines de l’île, sont priées d’accomplir un miracle en vitesse. Sinon, il ne restera plus aux Machines de l’île qu’à mettre la clé sous la porte(4). À moins… à moins qu’un acteur privé plus doué pour gérer les attractions touristiques n’arrive en chevalier blanc. On est prêt à parier que Merlin Entertainments a déjà des idées sur la question.

Sven Jelure

(1)     Inexact, en plus : Le Voyage à Nantes résulte de la transformation d’une société d’économie mixte préexistante, Nantes Culture et Patrimoine, le 18 janvier 2011.

(2)     L’Arbre aux Hérons était par exemple qualifié de « projet majeur des Machines de l’île » par le dossier de presse 2019 de celles-ci. Jean Blaise n’a pris position contre le projet qu’après son abandon par Johanna Rolland.

(3)     La seule innovation notable, Nantes Maker Campus, ne représente, sept ans après sa création, que 0,5 % des entrées annuelles.

(4)     En cas de malheur, Hélène Madec est déjà parée : elle n’est pas seulement directrice des Machines de l’île mais aussi directrice du développement touristique du Voyage à Nantes.

L’École des Beaux-arts se fait flasher, Nantes Métropole aussi

À force de ne pas écouter la Chambre régionale des comptes, les collectivités que financent l'EBANSN vont agacer les contribuables...

L’École des Beaux-arts de Nantes-Saint-Nazaire (EBANSN) est une fois de plus sur la sellette. La chambre régionale des comptes vient de lui consacrer un « audit-flash » pas exactement élogieux. Nantes Métropole et la Ville de Nantes sont aussi en cause.

L’EBANSN vivait dangereusement. En 2019, la Chambre lui avait consacré un rapport plutôt gratiné.« La chambre a relevé de nombreuses anomalies dans la gestion de l’établissement », y lisait-on.« L’ensemble de ces anomalies sont de nature à fausser la sincérité des comptes. »

Parmi les « anomalies », le directeur de l’époque, Pierre-Jean Galdin, avait bénéficié de diverses gâteries et les indemnités versées au personnel étaient affectées de « plusieurs irrégularités ». En particulier d’une prime dite « de service public »… alors que l’école n’en était pas (ou plus) un. En octobre 2019, comme le veut la loi, le rapport a été présenté au conseil d’administration de l’école. Et le jour-même, relate la Chambre, le conseil « a délibéré, en toute irrégularité, en faveur du maintien de la prime ». On sent comme un peu d’agacement dans ce constat.

En 2020, en session plénière, la Chambre a insisté sur le caractère irrégulier de la prime en mettant quelque 140 000 euros de dépenses irrégulières à la charge de la comptable de l’établissement pour ne pas s’être assurée de leur légalité. L’École n’a pas bougé. Enfin, courageuse mais pas téméraire, elle s’est empressée de supprimer la prime irrégulière quand un nouveau contrôle a été ouvert en février 2024. Trop tard : depuis la publication du rapport de 2019, son versement avait coûté plus de 800 000 euros !

La construction des nouveaux locaux de l’École sur l’île de Nantes avait aussi fait tiquer la Chambre. Elle y était revenue dans un rapport de décembre 2020 sur l’enseignement supérieur en arts plastiques. Le montage juridique de l’opération, dit-elle, « revenait à ce que Nantes Métropole subdélègue ses attributions pour la désignation du maître d’œuvre, ce qui n’est pas conforme à l’article 4-II de la loi n° 85-704 du 12 juillet 1985 ». Quant au coût de la construction, il a augmenté de 43 % en trois ans !

Puisque le sujet immobilier était sensible, l’EBANSN aurait dû le traiter avec précaution. Mais la réalité financière était là, constate la Chambre : « Malgré [ses] aides publiques importantes l’école ne pouvait financer le coût de construction des bâtiments de son site de Nantes ni de celui de Saint-Nazaire. » Il a fallu recourir à un « portage irrégulier du bâti ». Les locaux nantais ont été « vendus » à Nantes Métropole pour un euro symbolique… à charge pour elle de rembourser un emprunt de 17 millions d’euros. Un montage dont le « fondement juridique » était « insuffisant », gronde la Chambre. Cerise sur le gâteau, Nantes Métropole et la CARENE, pour l’implantation nazairienne, louaient leurs immeubles à l’École sans leur réclamer le loyer prévu par la loi.

L’EBANSN vit à 85 % des financements que lui apportent Nantes Métropole, l’État, la CARENE (Saint-Nazaire) et quelques autres. Il y en a pour plus de 6 millions d’euros par an. Environ la moitié vient de Nantes Métropole. Néanmoins, il y a du doigt mouillé dans le pilotage de ses finances : « faute de stratégie financière claire, les contributions des collectivités membres varient régulièrement, sans être établies clairement, ni par les statuts, ni par des conventions d’objectifs et de moyens fixant une répartition claire des coûts ». Là encore, l’audit flash révèle que les conclusions du rapport de 2019 sont largement restées lettre morte.

Le dilemme de 2026 sera vite réglé

Il ne s’agit pas seulement de négligence chez de purs esprits artistiques. Quand l’EBANSN vend ses locaux à Nantes Métropole, par exemple, Nantes Métropole ne se contente pas de la laisser faire. Elle joue un rôle moteur dans l’opération. Or ses services juridiques sont sûrement plus musclés que ceux d’une école des beaux-arts.

Nantes Métropole est d’ailleurs chez elle à L’EBANSN, établissement public de coopération culturelle dont elle est membre aux côtés de la Ville de Nantes, la ville de Saint-Nazaire et la CARENE. Quatorze des vingt-quatre membres de son conseil d’administration sont nommés par ces collectivités, principalement par Nantes Métropole (neuf représentants), le solde étant formé de représentants du personnel et des étudiant ainsi que de trois personnalités qualifiées. Le conseil est présidé par Aymeric Seassau, adjoint communiste à la culture de Nantes.

Son prédécesseur, David Martineau, lui aussi adjoint à la culture de Johanna Rolland, pouvait invoquer des circonstances atténuantes face aux critiques de la Chambre régionale des comptes : il avait essuyé les plâtres d’une école pas très bien conçue, d’un déménagement et d’un changement de statut. Quelques jours après la publication du rapport de 2019, il avait néanmoins annoncé qu’il ne serait pas candidat sur la liste de Johanna Rolland pour l’élection municipale de 2020. Poussé dehors ? En tout cas, personne ne l’a retenu.

À la surprise quasi générale, le directeur de l’école avait sauvé sa tête avant de prendre sa retraite en 2021. Lui a succédé l’une de ses anciennes collaboratrices, Rozenn Le Merrer, dont Thibaut Dumas disait dans Médiacités que « le costume est peutêtre un peu grand pour elle ». Ce qui aurait dû être, pour le président et le conseil d’administration de l’École, une raison supplémentaire de suivre scrupuleusement la voie balisée en 2019 par la Chambre régionale des comptes…

Johanna Rolland peut-elle reprendre la main d’ici la prochaine élection municipale en désignant un nouveau président ? La question peut se poser d’une autre manière : électoralement parlant, en 2026, l’approbation de la Chambre régionale des comptes pèsera-t-elle plus lourd que celle du Parti communiste ?

Sven Jelure

Bluff et Blaise sont dans un bateau : derniers coups de rames avant la retraite

Jouer en toute circonstance

Jean Blaise prend sa retraite au 31 décembre. Les thuriféraires réfléchissent à des louanges qu’il ne se serait pas déjà décernées lui-même ‑ en attendant les critiques, qui viendront quand il sera parti. Comment rendre compte en quelques phrases de quarante ans de carrière ? Les quelques éléments de langage ci-dessous pourraient aider.

D’un point de vue satirique, on est tenté de voir en Jean Blaise un Covielle qui serait en même temps M. Jourdain : un manipulateur épaté par ses propres racontars, assez représentatif au fond des boomers, les enfants d’après-guerre, une génération cocoonée, facilement autosatisfaite car peu exigeante avec elle-même, disposée à prendre la communication pour une qualité substantielle.

Arrivé à Nantes comme militant politique lors de la création du CRDC, « dont l’objectif avoué est de soutenir les socialistes aux élections municipales de Nantes en 1989 » (Laure Delavaud, « Espace politique/espace culturel : les intérêts d’une alliance », Terrains et travaux n°13), Jean Blaise bénéficie d’une accélération de carrière quand Jean-Marc Ayrault est élu maire de Nantes. À 40 ans, il crée le festival des Allumées, qui introduit sur les bords de la Loire des pratiques nées ailleurs (Suisse, Belgique, Royaume-Uni…) et les habille d’un concept séduisant, celui des six villes portuaires invitées. « L’idée était de faire croire que Nantes était elle-même une ville créative et culturelle, reconnaît-il lui-même aujourd’hui (Le Monde, 11 juillet 2024). C’était du bluff. » Le succès est tel à Nantes, au moins dans la génération d’après-guerre, que, jusqu’à nos jours, trente ans plus tard, les portraits de Jean Blaise comprennent quasi rituellement un rappel des Allumées.

Esquiver les mots et les chiffres vulgaires

La suite est moins glorieuse et le savoir-faire acquis en matière de bluff peine à le dissimuler. Les festivals Trafics et Fin de siècle, qui succèdent aux Allumées, sont des échecs cuisants. Jean Blaise se replie pendant quelques années sur la gestion du Lieu Unique, maison de la culture en version post-industrielle, jusqu’au lancement de la biennale Estuaire, qui aura trois éditions, en 2007, 2009 et 2012. L’ambition est belle, à la mesure du site, mais la réalisation peine à suivre : le canard crève, la maison dans la Loire chavire et le budget dérape, ce qui vaut à Jean Blaise des critiques sévères de la Chambre régionale des comptes. Pourtant, au lieu de le sanctionner, Jean-Marc Ayrault lui confie en 2011, comme un cadeau pour ses 60 ans, la gestion de l’ensemble du tourisme nantais via la société publique locale Le Voyage à Nantes (ainsi nommée pour éviter le mot « tourisme », « qui nous semblait vulgaire », explique-t-il à Presse Océan).

Jean Blaise prétend alors faire entrer Nantes dans le « top 5 » des destinations touristiques françaises et dispose d’un budget à la mesure de cet objectif. Les atouts ne manquent pas. En 2007, le château des ducs de Bretagne a rouvert au public après une rénovation massive. La même année ont été inaugurées les Machines de l’île, sur lesquelles Jean-Marc Ayrault comptait déjà pour faire de Nantes une destination touristique internationale. Le tourisme est en plein essor dans le monde entier et l’office de tourisme fonctionne correctement. Mais Jean Blaise tient à lui superposer une couche personnelle : un événement artistique estival lui aussi intitulé Le Voyage à Nantes, doté de plusieurs millions d’euros, qui présente des œuvres souvent déjà vues ailleurs, tout en affectant d’ignorer celles que Nantes possède déjà depuis des siècles ou des décennies. Chaque saison s’achève invariablement sur des communiqués de victoire et des bilans glorieux quoique invérifiables. Cependant, treize ans plus tard, la progression vers l’objectif affiché paraît minime et l’essoufflement est évident. Voici l’évolution des recherches sur « le Voyage à Nantes » selon Google Trends :

Les vrais chiffres

Des palmarès impitoyables

Non seulement Le Voyage à Nantes intéresse de moins en moins, mais les signes d’intérêt sont très majoritairement régionaux (pour 100 requêtes venues de la région Pays de la Loire, il n’en vient que 3 de l’Île-de-France). Cette tendance déclinante est paradoxale. Le Voyage à Nantes prétend enrichir chaque année le patrimoine culturel nantais avec des « œuvres pérennes ». Il devrait donc bénéficier d’un effet boule de neige. Apparemment, il n’en est rien. Il est vrai que les deux douzaines d’œuvres amassées à ce jour laissent souvent sceptique. Jean Blaise s’entête à appliquer une politique peu efficace. Et trop coûteuse : bien que son équation économique soit prévisible puisque largement fondée sur des subventions, Le Voyage à Nantes a dû avouer près d’un million d’euros de déficit en 2023. Quant au Voyage en Hiver, ultime initiative de Jean Blaise, il irrite les Nantais sans guère attirer de touristes.

L’image de la ville se dégrade : Nantes, qui caracolait en tête des classements urbains à la fin du siècle dernier, traîne à présent dans les profondeurs des palmarès. L’insécurité l’explique sans doute davantage que le peu d’efficacité du Voyage à Nantes, mais il était illusoire de penser qu’une culture périssable suffirait à masquer les manques. Cependant, Jean Blaise ne peut se montrer désobligeant avec Johanna Rolland. Il préfère soutenir des « vérités alternatives » dans des bulletins de victoire peu étayés. Bluff toujours.

Nanti au passage d’une mise en examen dans une affaire liée au Carrousel des mondes marins, Jean Blaise, une fois parti, sera probablement blâmé pour ses dérapages budgétaires et ses bons plaisirs artistiques : après la retraite, la déroute. En attendant, il s’apprête à recevoir les compliments d’usage déversés par les obligés de ses quarante ans de présence. Ils ne suffiront pas à dissimuler que, jusqu’à présent, Nantes est passée à côté du 21e siècle.

Sven Jelure

La Tour Bretagne encore dans les nuages

Toute la problématique réside une fois de plus dans l'épaisseur de la couche nuageuse !

« La Tour Bretagne est un symbole de Nantes et de sa métropole. Elle est vide depuis plusieurs années » (sic), déclare Johanna Rolland dans son communiqué. D’accord avec Nantes Métropole, le Groupe Giboire vient de présenter un projet de transformation de la Tour Bretagne.

Demain ça ira mieux, c’est promis. Désormais résidentielle, la Tour Bretagne sera dotée d’un rooftop. Rooftop ! Le mot fait vibrer d’aise l’urbaniste qui sommeille en chacun de nous. C’est l’un de ces mots anglais qui signifient autre chose en français que dans leur langue d’origine. En anglais, rooftop désigne le toit, ou plus exactement sa face extérieure. On trouve à New York des rooftop bars, des rooftop lounges, des rooftop observatories, jamais de rooftops tout seuls. Sauf dans les guides touristiques en français, bien sûr.

Privée du Nid, la Tour aura donc un rooftop, et même un « lieu de convivialité et de culture », c’est-à-dire un bar au sommet quoi. Tout comme la Tour Saupin, à côté du stade du même nom, elle aussi fruit d’un accord entre le Groupe Giboire et Nantes Métropole.

Houlala ! Attention, là. Certes, la Tour Saupin devait avoir un rooftop, mais finalement, elle n’en aura pas : faire fonctionner un bar au 17e étage, ce serait trop cher ! Reste à espérer que ça ne soit pas encore plus cher au 33e étage de la Tour Bretagne…

La Tour parent pauvre du projet ?

Le Groupe Giboire annonce une « transformation » de la Tour. « C’est une opportunité en plein centre-ville pour reconstruire la ville sur elle-même », affirme aussitôt Johanna Rolland. Que fait-on, alors, on transforme ou on reconstruit ? Les deux, ma générale, peut-être bien. Car le projet comprend en réalité deuxbâtiments. « Distincts mais indissociables », assure le Groupe Giboire.

Le premier des deux est un bâtiment nouveau construit sur huit étages côté place du Cirque et rue de l’Arche-Sèche. Ainsi dissocié de la Tour dont il est indissociable, il échappe à la réglementation des immeubles de grande hauteur (IGH). Construit à la place du parking privé et de l’immense rampe d’accès de la Tour Bretagne, il bénéficie d’un potentiel constructible qui, au prix du marché, facilitera la rentabilisation de ce premier immeuble. Il hébergera un hôtel de 102 chambres (qui, en l’état actuel du plan local d’urbanisme, pourra se contenter d’une trentaine de places de stationnement). « On y trouvera un hôtel et un restaurant dont la terrasse, surplombant les toits de Nantes, sera ouverte au grand public », assure Nantes Métropole. Tiens, dans ce premier immeuble, ce ne sera pas un rooftop ?

Le second immeuble est la Tour elle-même. « Sa forme d’origine sera conservée dans le respect de son histoire et son esprit », assure l’un de ses architectes. Bel échantillon de langue de bois au service du béton : si l’on conserve le bâtiment, une tour crayon de 144 m de haut, comment ferait-on pour ne pas conserver sa forme d’origine ? Quant à respecter « son histoire et son esprit », ce n’est pas forcément engageant, s’agissant d’un immeuble vite déserté par les activités commerciales, décrié par ses occupants, mal-aimé des Nantais et évacué pour cause d’amiante. « Sublimer ce bâtiment emblématique » (emblématique de quoi, d’ailleurs ?) ne sera pas du luxe. C’est la manière qui intrigue. On annonce qu’elle sera désormais de couleur claire. Est-ce si sublime en soi ? Les illustrations d’artiste montrent quelque chose à l’aspect plutôt HLMisant, dans l’esprit des immeubles de la porte de la Chapelle à Paris. On a beau aspirer au sublime, il n’y a pas de miracle.

Scoop : la Bretagne bientôt réunifiée !

Il faudra voir à l’usage. « Le projet de réhabilitation permettra d’accueillir des usages plus diversifiés et en phase avec les enjeux du 21e siècle » promet justement Nantes Métropole qui, en exemple de ces usages et enjeux d’aujourd’hui, cite expressément l’Agence culturelle bretonne. Le message est subliminal mais il est clair : Johanna Rolland a opté pour la réunification de la Bretagne ! D’autres « usages en phase avec les enjeux du 21e siècle » et pas moins emblématiques auraient pu être imaginés. Tiens, par exemple, New York s’apprête à construire à Chinatown, en plein Manhattan, un jailscraper, tour-prison de 40 étages pour 886 prisonniers…

À l’été 2013, un grand panneau d’affichage apposé face au château des ducs de Bretagne annonçait : « Ici, le Groupe Giboire investit pour la préservation du patrimoine ». Il s’agissait de sauvegarder la façade de l’ex hôtel de la Duchesse Anne, détruit par un incendie le… 14 juin 2004 ! Ces travaux devaient avoir lieu« dans le respect du plan de sauvegarde et de mise en valeur du centre-ville ». En juillet 2014, des travaux commençaient. Mais ils étaient mandatés par Nantes Métropole et effectués par Lefebvre Rénovation. En juillet 2015, le patrimoine si diligemment préservé était entièrement démoli à l’initiative de Nantes Métropole. À peu près rien n’a bougé depuis lors.

Nous n’avons aucune raison de suspecter un gag répétitif. Mais la Tour Saupin incite à la circonspection. Avant de sauter de joie à 144 m de hauteur, on se dit qu’il vaut mieux attendre et voir.

Sven Jelure

Tempête sur la culture dans les Pays de la Loire : le cocotier secoué

Qui eût cru que la culture était à ce point une affaire d’argent ? Les préavis de décès associatifs se multiplient depuis que la région Pays de la Loire a annoncé des coupes claires dans son budget culturel en 2025. Le contribuable régional ne sait s’il doit se sentir atterré par ces futures disparitions ou fier de découvrir qu’il a fait vivre tant de monde jusqu’à présent.

« La région des Pays de la Loire [est] la seule à pratiquer ces suppressions. Il n’y en a pas une autre », a déclaré l’adjoint à la culture de Nantes (Presse Océan du 25 novembre, repris par l’élu lui-même sur Facebook). Bien entendu, c’est faux. La région Auvergne-Rhône-Alpes a soulevé le même genre de protestations pour la même raison en 2022 et 2023. L’Île-de-France (2016), la Nouvelle Aquitaine (2020), la Réunion (2020) ou… les Pays de la Loire (2018) ont déjà connu de semblables remous. Des départements et des communes, aussi, comme la Charente-Maritime ou Toulouse ces jours-ci.

La polémique a un côté boîte de Pandore. Dans un pays où le RN obtient 29,5 % des voix (législatives de 2024), l’action culturelle publique, à terme, ne pourra être la même que dans un pays où le PCF en obtenait 28,5 % (législatives de 1946). L’argent distribué par d’autres décideurs ira à d’autres bénéficiaires. Certains se sont scandalisés d’une subvention accordée par la région à Puy du Fou Films pour Vaincre ou mourir. Mais qui oserait dire que ces 200 000 euros sont moins légitimes que, par exemple, les 130.000 euros accordés à À toute allure, qui (tré)passe en ce moment sur les écrans ? Ou que les 4 millions d’euros affectés à l’Arbre aux Hérons par Laurence Garnier du temps où elle était vice-présidente de la Région, chargée de la culture ?

Pays de la Loire, anti-modèle culturel

La culture des Pays de la Loire est née sous de mauvais auspices. Ayant obtenu la création d’une région artificielle, un fief politique taillé pour lui, en juxtaposant des départements disparates formés à partir de l’Anjou, du Maine, d’un bout de Bretagne et d’un bout de Poitou, Olivier Guichard ne parvient même pas à lui trouver un nom convenable : la Loire n’arrose que deux de ses cinq départements et la confusion est vite faite avec le Val-de-Loire. Il cherche néanmoins à lui fabriquer artificiellement une identité culturelle. En particulier :

  • Il fonde l’association Fontevraud Centre culturel de l’Ouest, chargée d’animer l’Abbaye de Fontevraud, réinventée en pôle culturel historique de la région bien qu’elle soit surtout associée à la dynastie anglaise des Plantagenêt. Subventionnée à hauteur de 80 % par la région, elle a fait l’objet en 2018, Jacques Auxiette aidant, d’un des rapports les plus sévères jamais publiés par la chambre régionale des comptes (1).
  • Il soutient la création du Théâtre régional des Pays de la Loire, société coopérative dont le financement, quarante ans après sa création, reste assuré à 66 % par des subventions.
  • Il suscite la création de l’association Trois cent trois (303) pour laquelle on n’a pas trouvé de nom moins technocratique que le total des nombres attachés aux départements de la région. Ses activités d’éditeur et annexes couvrent à peine la moitié de son budget. L’autre moitié est faite de subventions régionales, pour plus de 300 000 euros.

À propos, une association recevant plus de 153 000 euros de dons et subventions dans l’année est tenue légalement de publier ses comptes. Trois cent trois (303) ne l’ a jamais fait, et son cas n’est pas unique. Parler d’argent est au-dessous de la dignité de certains culturels (« je m’en fous complètement », disait Jean Blaise en 2012) : ils empochent en silence, quitte à pousser de hauts cris quand le flux se réduit.

Les coûts d’un saupoudrage difficile à légitimer

Même si la région des Pays de la Loire est une boussole qui indique le Sud, les organisations subventionnées sont toutes estimables. En Nantais responsable, on peut regretter qu’elle prive de son bon argent le Festival des 3 continents, le Festival du cinéma espagnol ou Le Cinématographe, par exemple. Il faut avouer qu’on est plus indifférent au sort de Croq’les mots marmot, en Mayenne, ou de Mamers en mars, dans la Sarthe. Et réciproquement. D’une manière générale, l’action culturelle est nationale ou locale, pas régionale. Même des acteurs aussi importants que Le Puy du Fou, le Hellfest ou La Folle Journée ne concernent pas la région en tant que telle.

La culture est pourtant une « compétence partagée » des collectivités locales de tous niveaux. Chacune d’elles a donc du mal à dire non aux copains ou aux copains des copains et elles sont devenues subrepticement des distributeurs de subventions. Chaque opérateur culturel fait donc le tour de N subventionneurs éventuels et établit N dossiers de demande. En aval, c’est bien pire : chaque demande sera épluchée par N fonctionnaires (réception du dossier, vérification des pièces jointes, vote du budget, rédaction d’un PV, rédaction d’une convention, contrôle de légalité, etc.). En fin de compte, l’opérateur récoltera N petites sommes, avec l’obligation contractuelle de remercier N contributeurs dans sa communication. Toutes aboutiront à une seule caisse… alors que toutes sont sorties d’une seule poche, celle du contribuable.

Voici l’exemple de « Rencontres du cinéma espagnol » en 2024

 – Subvention Ville de Nantes 72 000 €

– Subvention Région Pays de la Loire 45 000 €

– Subvention Département Loire-Atlantique 50 000 €

– Subvention Nantes Université : 20 000 €

– Subvention de la FLCE (Nantes Université) : 1 500 €

– Subvention Département Études hispaniques (Nantes Université) : 2 000 €

– Subvention DRAC (Ministère de la Culture) : 10 000 €

– Centre Culturel Franco-Espagnol : 2 000 €

– Subvention Ambassade d’Espagne : 15 000 €

– Subvention Instituto Cervantes Paris : 9 000 €

– Subvention Colegio de Espana : 7 000 €

– Subvention Pays Basque espagnol (Institut Etxepare) : 10 000 €

– Accion cultural española (ACE) : 12 000 €

On imagine les coûts cachés de toutes les démarches ! Les acteurs culturels tiennent-ils vraiment à les pérenniser ?

Schumpeter avec nous !

Bien entendu, il y a urgence, et leurs inquiétudes immédiates sont légitimes : c’est leur gagne-pain qui est en jeu. Leur sort n’est pas moins préoccupant que celui des salariés de Camaïeu, Habitat, Tatabotanica et autres nombreux commerces qui ont jeté le gant ces derniers mois. Nantes va devoir décaler la réalisation de son « diagnostic théâtre », commenté ici : à quoi bon décrire un paysage qui sera ravagé demain ?

Y a-t-il même un lendemain ? Bien sûr ! La culture commence par des idées, du travail, du talent, de la passion et de l’empathie. L’argent vient après. Les créateurs de toute sorte ne manquent pas à Nantes. Il suffit, en ces temps de Noël, de visiter l’Autre marché des Écossolies, ou, toute l’année, des boutiques comme Créateurs Nantes à Cœur, à l’angle de la rue du général Leclerc et de la rue Saint-Vincent. Il n’y a pas de raison de penser que les créateurs culturels ont moins d’idées et de courage. Cependant, on aimerait qu’ils exercent aussi leur imagination sur les moyens de réduire la gabegie procédurale.

Et puis, qui oserait dire que des subventions ad vitam æternamgarantissent une culture de qualité ? Ce serait faire beaucoup de confiance aux élus qui les distribuent ! Il suffit de constater la décrépitude de Royal de Luxe, bourré de talent quand il tirait le diable par la queue, de moins en moins créatif une fois confortablement installé à Nantes, et qui néanmoins reste couvert d’argent public année après année ? Secouer le cocotier de temps en temps ne fait pas de mal.

Sven Jelure

(1)   La Chambre « constate des dysfonctionnements majeurs dans cette association sur les plans financier et administratif. Sa gouvernance n’est pas régulière. L’information administrative et financière fournie au conseil d’administration est déficiente, elle ne permet pas à celui-ci d’administrer effectivement la structure, ni de contrôler de manière resserrée l’usage des fonds qui lui sont versés ». Il est vrai que les comptes de la région elle-même, du temps de Jacques Auxiette, ne valaient pas mieux.

Pourquoi les maires de Nantes ignorent-ils Paul Ladmirault au 21e siècle ?

Des œuvres de Paul Ladmirault seront jouées à Nantes les 17 novembre et 24 novembre à l’occasion du 80eanniversaire de sa mort. Il s’agit d’une initiative privée, et même familiale ! Tout autant que Jean-Marc Ayrault, Johanna Rolland semble ignorer le compositeur nantais. Y aurait-il davantage que de l’inculture dans cette attitude ?

Les Nantais qui avaient connu Paul Ladmirault disaient qu’il était peu loquace. Ce n’est pas une raison pour que Nantes en parle si peu aujourd’hui. Le compositeur Paul Emile Joseph Marie Ladmirault est né à Nantes le 8 décembre 1877 et mort à Kerbili, en Camoël, ancienne paroisse du Comté nantais rattachée au Morbihan par la Révolution, le 30 octobre 1944. Musicien brillant et précoce, ce Mozart nantais a 16 ans quand son premier opéra, Gilles de Rais, est représenté à Nantes. Admis au Conservatoire de Paris, il est l’un des élèves favoris de Gabriel Fauré, tout prêt à pousser sa carrière (« je penserais d’abord à vous » lui écrit le Maître, dans le cas où on lui demanderait de désigner un professeur).

Cependant, il choisit par conviction de revenir en Bretagne et devient professeur au conservatoire de Nantes. À défaut de briller à Paris, il est reconnu comme un pilier de la vie artistique nantaise.

Bien entendu, quand Jean-Marc Ayrault est élu maire de Nantes, il honore comme il se doit le grand compositeur n’est-ce pas ? Ayrault, Ladmirault, la rime est propice… Eh ! bien non ! Alors que le conseil municipal de 1950 a donné son nom à une place du centre de Nantes, alors que Ladmirault est aujourd’hui bien connu en particulier dans le monde anglo-saxon pour ses œuvres évoquant l’univers arthurien, une municipalité qui s’autoproclame amie de la culture ignore à peu près le compositeur !

Des voies quasi anonymes

Et cette ignorance perdure jusqu’à nos jours. Le site web métropolitain metropole.nantes.fr mentionne la place Paul-Émile Ladmirault comme « site patrimonial remarquable » à cause de son architecture, et recense les Amis de Paul Ladmirault parmi les associations actives à Nantes – c’est la moindre des choses ; du compositeur lui-même, il ne dit rien.

Pour être juste, le site Nantes Patrimonia n’ignore pas totalement Paul Ladmirault (il s’agit d’un site collaboratif alimenté par des contributeurs, la Ville de Nantes n’intervenant que comme « modérateur »). Au milieu d’un article « Musique »fourre-tout emprunté au Dictionnaire de Nantes, on lit ceci : « L’entre-deux-guerres est une période fertile pour l’essor des cafés-concerts dédiés au jazz et de la musique de chambre, qu’illustrent deux grandes figures, les compositeurs Claude Guillon-Verne et Paul Ladmirault. » C’est mieux que ‑ mais pas beaucoup plus que – rien.

Claude Guillon-Verne (1879-1956) est traité avec plus d’égards que Paul Ladmirault : Patrimonia lui consacre un article spécifique. Apparemment motivé par sa parenté plus que par ses œuvres puisqu’il commence ainsi : « Le neveu de Jules Verne, Claude Guillon, est un compositeur nantais oublié. » L’ombre tutélaire de l’écrivain plane aussi sur Aristide Hignard (1822-1898), cité par le même article « Musique » comme « grand ami de Jules Verne ». Pour en savoir plus au sujet de ce musicien, d’ailleurs, on consultera le Bulletin de la société Jules Verne n° 205, novembre 2022.

Si mince soit ce privilège, d’autres compositeurs n’y ont pas droit. Sur les sites municipaux, Louis-Albert Bourgault-Ducoudray (1840-1910) est le nom d’une avenue (stationnement payant, jours de collecte Tri’sac…) ; quant aux raisons de cet honneur, rien, mais on peut s’en faire une idée grâce à l’affiche du 11e grand concert symphonique de 1902 reproduite sur le site des archives municipales numérisées. Le nom de Gaston Serpette (1846-1904), n’apparaît qu’à travers celui collège du même nom ; là encore, le site des archives de Nantes met le lecteur sur sa piste dans un article consacré à son père Henri, gros fabricant de savon du côté de la place Catinat. Louis Vuillemin (1879-1929) n’est connu que par l’avenue qui lui est dédiée, sans autre précision. Paul Martineau (1890-1915) n’a pas vécu assez vieux pour avoir une rue à son nom.

Les municipalités précédentes honoraient les grands musiciens nantais en donnant leur nom à des rues. Celle d’aujourd’hui trouve à peine moyen de les mentionner en passant sur des sites web.

Le dédain de la ville de Nantes envers Paul Ladmirault atteint un sommet au Conservatoire de Nantes, établissement municipal fondé en 1846 où le compositeur a enseigné. Sur son site web, si l’on recherche le nom « Ladmirault », on obtient pour réponse : « Désolé, mais rien ne correspond à vos termes de recherche. Réessayez avec d’autres mots-clés. » Nul n’est prophète en son pays, sans doute. Paul Ladmirault est bien plus présent, par exemple, sur le site de la Library of Congress américaine !

Pourquoi Ladmirault dérange

Tout n’est pas perdu : Paul Ladmirault est représenté sur le Mur de Royal de Luxe. La classe ! Plus sérieusement, quelques-unes de ses œuvres ont été jouées à l’occasion de la Folle Journée, notamment en février 2024, et bon nombre d’articles, CD et partitions sont disponibles dans les bibliothèques municipales. Il arrive aussi qu’il apparaisse sur Facebook. Mais on se pose quand même des questions. Voilà un compositeur majeur, né à Nantes et revenu vivre et créer à Nantes alors que le succès lui tendait les bras à Paris, et pourtant Jean-Marc Ayrault et ses successeurs semblent l’ignorer alors qu’ils multiplient les génuflexions devant un écrivain majeur, né à Nantes et parti vivre et créer à Amiens…

Y aurait-il un loup ? Ça se pourrait bien. Comme le signale Amélie Decaux sur Nantes Patrimonia au détour d’un article « Place Paul-Émile Ladmirault », « ce militant indépendantiste breton, né à Nantes a composé une œuvre musicale empreinte de son attachement à la terre et à la culture bretonne. Il est l’un des premiers compositeurs membres du groupe artistique Seizh Breur. » Alors là, c’est grave !

Johanna Rolland n’a pas célébré le 30 octobre dernier le 80e anniversaire de la mort de Paul Ladmirault. Mais elle pourra se rattraper aux branches en assistant aux deux concerts consacrés à des œuvres du compositeur qui auront lieu à Nantes, le 17 novembre à 16h00 à Sainte-Croix, le 24 novembre à 16h00 à Notre-Dame-de-Bon-Port, grâce à des descendants du compositeur, en particulier son arrière-petite-fille Florence Ladmirault.

Sven Jelure

Au-delà des limites de la commune de Nantes, votre billet de théâtre n’est plus valable

Mais que diable allaient-ils faire dans cette galère ?

Les responsables du théâtre à la Ville de Nantes connaissent mal ce milieu et cherchent un prestataire pour le leur raconter (à moins qu’ils ne l’aient déjà trouvé, ce prestataire, vu le cafouillage du marché public). Mais il ne devra pas regarder ce qui se passe dans les communes voisines.

Élection ! Là est la clé, assurément ! On se demande si le montant des subventions n’est pas indexé parfois sur le potentiel de nuisance de la troupe plutôt que sur ses réalisations. Prenez Royal de Luxe : qu’il fasse quelque chose ou rien du tout, il palpe des montants de subventions annuelles à six chiffres. Ce qui n’est peut-être pas cher payé, dans le fond, au regard du tort électoral que pourrait causer un courroux de Courcoult.

Cependant, tout le monde ne demande pas de subventions. Il existe donc une frange de troupes qui n’ont rien à perdre et ne doivent rien à personne : c’est là qu’est le danger. Dans une municipalité nourrie aux thèses gramsciennes, les élus nantais s’en inquiètent sûrement. Le règne de Jean Blaise a certainement fait des dégâts dans le monde culturel, mais à quel point ? Maintenant qu’il s’en va, et à un an et demi d’élections municipales où la coalition au pouvoir a bien des chances d’exploser, il serait urgent de mieux évaluer la situation. Et éventuellement les opinions…

Une armée mexicaine pour le théâtre

La Ville de Nantes vient de lancer un appel d’offres concernant la « Réalisation d’un diagnostic théâtre sur la Ville de Nantes » (notez bien : « la Ville de Nantes »). Ce diagnostic vise à établir un état des lieux de « l’écosystème du théâtre à Nantes », à mieux comprendre ses enjeux et ses besoins et à « favoriser la mise en place d’un programme d’actions ».

Étrange aveu : Depuis des décennies, Nantes consacre des millions d’euros de subventions à un « écosystème » (c’est plus chic que « microcosme ») qu’elle avoue mal connaître ! Elle possède pourtant un élu adjoint à la culture, un conseiller municipal délégué au spectacle vivant, une directrice générale adjointe Culture et arts dans la ville, une directrice de l’accompagnement des projets et des réseaux artistiques et une chargée de mission Théâtre et livre ! Connaître et servir cet « écosystème » fait partie de leur job. Et à eux tous, ils n’auraient qu’une vision approximative du monde du théâtre à Nantes ?

En réalité, ça se pourrait bien. Dans les 116 pages du Rapport d’activité 2023 de la Ville, le théâtre est mentionné une seule fois, pour dire que le conservatoire municipal comprend un département spécialisé… Avec cette « Réalisation d’un diagnostic théâtre sur la Ville de Nantes », élus et fonctionnaires municipaux vont suivre un cours de rattrapage accéléré. Il est prévu un « pilotage stratégique » organisé « autour de l’élu adjoint à la culture, du conseiller municipal délégué au spectacle vivant, du DGA Culture et arts dans la ville et de la directrice de l’accompagnement des projets et des réseaux artistiques » au sein d’une « instance (…) animée par l’équipe projet ». L’équipe projet, elle est « constituée de : la directrice de l’accompagnement des projets et des réseaux artistiques, la chargée de mission théâtre et livre » et a pour mission… le « pilotage de la démarche », sous les yeux d’un « comité de suivi » formé de… « l’équipe projet + 8 à 10 acteurs culturels du territoire ». Une organisation façon catoblépas, qui ne garantit pas une utilisation optimale du temps de travail des fonctionnaires.

Une procédure ouverte vite refermée

Il semble d’ailleurs qu’il y ait beaucoup d’ahans dans ce dossier. L’avis de marché a été publié le 18 octobre sur le site des marchés publics électroniques de Nantes Métropole. Il en a été exfiltré le lendemain, avant qu’un nouvel avis ne paraisse le surlendemain. Le premier avis portait sur une procédure ouverte, le second sur une « procédure NC », autrement dit non concurrentielle. Dans le premier cas, les candidats devaient démontrer leurs capacités techniques et professionnelles en détaillant leurs prestations récentes. Dans le second cas, Nantes choisit qui bon lui semble… Hélas, si toute trace de cette substitution a disparu du site municipal, il n’en va pas de même sur celui du Bulletin officiel des annonces des marchés publics qui a publié un « Rectificatif – Rectificatif – rectificatif » (sic), une sorte de spécialité nantaise.

Ce « diagnostic théâtre » ne couvrira que la ville de Nantes(1). On se demande quelle pourra être sa validité, puisque le spectacle vivant est vivace aussi hors des limites administratives de la commune. Comment appréhender « l’écosystème » du théâtre nantais sans tenir compte de ce qui se fait au Piano’cktail (Bouguenais), à Capellia (La Chapelle-sur-Erdre) ou dans toutes les autres communes de l’agglomération ? Les entreprises privées comme le Théâtre 100 noms sont aussi exclues de l’épure. On sait déjà qu’avec de telles œillères, ce diagnostic n’en sera pas un et reviendra à jeter de l’argent par les fenêtres, côté cour comme côté jardin.

L’an dernier à la même époque, au moins, l’« Étude sur les lieux de création de la métropole » portait sur l’entièreté de l’agglomération. Il est vrai que cette usine à gaz compensait par d’autres handicaps. Au fait, on n’en a plus jamais entendu parler depuis un an, de cette étude. Mais comme elle a en principe été remise en octobre 2024, ce n’est peut-être que partie remise.

Sven Jelure

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(1)     Le cahier des charges du diagnostic précise expressément que « les structures de diffusion nantaises sont les suivantes : une Scène nationale (le Lieu Unique), deux Scènes Conventionnées (MIXT-Le Grand T et le TU-Nantes) et une dizaine de lieux en majorité associatifs (TNT, Théâtre de Belleville, Théâtre de la Ruche, Théâtre du Cyclope, Théâtre de poche Graslin, Krapo Roy, Théâtre du Sphinx) d’autres accolant une structure juridique privée à une association (Compagnie du café théâtre, Théâtre Beaulieu) et enfin quelques entreprises purement privées (Théâtre 100 sans noms, Théâtre de Jeanne). Ces dernières, de par leur statut et leurs choix artistiques, restent en dehors du champ d’intervention de notre politique publique. Par ailleurs, la Ville a développé une politique de mise à disposition de lieux qui proposent aussi de la diffusion notamment en théâtre : le Nouveau studio théâtre (trois compagnies pilotent le projet) et le Théâtre Francine Vasse (une compagnie pilote le projet). » Autrement dit, toutes les salles de la périphérie, et les troupes de théâtre qui vont avec, sont exclues.