L’Hôtel-Dieu va devenir la Cité judiciaire de Nantes…

Une statue de 15 mètres de haut surplombera la Cité judiciaire !

Que faire du site de l’Hôtel-Dieu ?
Une cité judiciaire, qui débarrasserait Nantes d’un sacré boulet !

À propos de l’Hôtel-Dieu, le dialogue citoyen est clos. Ça n’est pas grave, jamais un dialogue citoyen n’a empêché Nantes Métropole d’agir à sa guise. Voici donc une proposition pratique : construisons donc à la place du CHU la cité judiciaire de Nantes.

Nantes a déjà un palais de justice ? Palais de justice, en effet, cette dénomination élitiste y est inscrite en gros. « Cité judiciaire » ne sonnerait-il pas plus démocratique ? Conçu en 1993 et inauguré en 2000, le palais a beau être énorme, il est trop petit. On manque de place pour y loger le tribunal de commerce, le conseil des prud’hommes, les archives proliférantes… « Il est temps d’exploiter la réserve foncière, à l’arrière du palais », annonçait Ouest-France voici trois ans. Cette « réserve foncière » est en réalité un espace vert de 3 900 m², le seul du site d’un hectare et demi occupé par le palais de justice.

Sa première mention comme « réserve foncière » date apparemment de 2018. Puisqu’on avait trouvé une réserve foncière, un cabinet d’architecture nantais a été chargé de concevoir une extension. Son projet a été présenté solennellement en mai 2022. La construction devait être inaugurée en 2026. Puis elle a été repoussée à 2028 ‑ de quoi laisser passer l’élection municipale, peut-être. Mais dans une métropole désormais dotée d’une « Charte des arbres », comment prétendre en sacrifier encore une centaine ? Certes, on vient de raser ceux du boulevard Louis-Bureau, tout à côté, mais c’est la dernière fois, promis !

Il faut se faire une raison : l’agrandissement du palais de justice, c’est fichu. Et comme personne ne parierait sur une baisse prochaine des activités judiciaires, il faut trouver une autre réserve foncière. Or elle se trouve bien là, à 500 mètres sur l’autre rive de la Loire. C’est l’évidence même. L’emplacement central du CHU est propice et un usage tertiaire permettrait de réutiliser à moindre frais la fameuse la « croix de l’Hôtel-Dieu ».

Pouce en bas pour le palais de justice

Bien entendu, ce déménagement supposerait en contrepartie de démolir le palais de justice actuel. Est-ce un problème ? Au contraire, ce serait justice que de débarrasser la ville de ce « bâtiment mal-né et ruineux », comme disait Médiacités, « aussi spectaculaire que souffreteux » pour Ouest-France. Depuis son inauguration, il a fallu corriger d’innombrables désordres affectant le chauffage, la climatisation, l’étanchéité, les portes monumentales, etc. L’immense salle des pas perdus a longtemps été parsemée de seaux destinés à recueillir l’eau de pluie. On a dû rénover les équipements techniques CVC, remplacer d’immenses vitrages brisés malgré les caméras de surveillance, renouveler les parements extérieurs, installer une grille de plus de 100 m de long en travers du parvis… En 2017, le ministère de la Justice réclamait 8 millions d’euros de dédommagement à l’architecte et à plusieurs entreprises ; l’affaire s’est achevée sur une transaction d’un montant non communiqué.

Le palais de justice n’aura vécu qu’une trentaine d’années ? Et alors ? Le cas n’est pas rare. Le Centenary Building, à Manchester, encensé par plusieurs prix d’architecture, va être bientôt détruit après trente ans d’existence parce qu’il ne répond pas aux besoins. Le Gloria Plaza Hotel de Pékin a été démoli pour faire de la place au bout de vingt ans. La presse internationale y a vu une illustration du dynamisme de la capitale chinoise. Et Nantes, alors, elle n’est pas dynamique ?

N’entrons pas dans un débat esthétique : certains Nantais trouvent des vertus au gros parallélépipède du quai François-Mitterrand. Sa noirceur n’est pas une fatalité. Repeint en blanc, il ressemblerait davantage à un centre commercial. Sur le plan urbanistique, en revanche, le désastre est évident. On se demande à quoi a pu penser Jean-Marc Ayrault en décidant d’implanter un tribunal, antithèse même de la créativité, à l’avant d’un « quartier de la création ». Contourner cet énorme récif noirâtre a-t-il le moindre effet positif sur l’imagination des aspirants créateurs venant du centre-ville ? On en doute.

Du téléphérique au pont transbordeur via le DRING !

Le quartier de la création aurait besoin d’une porte ouverte, joyeuse et accueillante, d’une place de la Création qui ferait pendant à la place du Commerce – moyen de renouer avec une tradition nantaise séculaire de proximité entre artistes et bourgeois. Symboliquement, les deux places pourraient avoir la même superficie. Ce qui permettrait de construire 35 000 m² de plancher en R+4 autour de la place de la Création. On y trouverait des troquets, des théâtres, des agences de com’,des ateliers d’art, des boutiques de créateurs – de la galerie de peinture au studio de tatouage.

Mieux encore, on pourrait accélérer le passage d’une place à l’autre ! L’espace entre les deux emplacements est dégagé : c’est une invitation à bâtir un téléphérique, le moyen de transport collectif à la mode. Et pourquoi s’arrêter en aussi bonne voie ? Inventons une multimodalité à la nantaise, avec une continuité jusqu’à la pointe de lîle de Nantes. Là, un pont transbordeur transporterait les voyageurs jusqu’aux portes de la Cité des imaginaires et du Jardin extraordinaire.

Reste bien sûr à assurer les déplacements entre l’arrivée du téléphérique de la Création et le départ du pont transbordeur de l’Imaginaire. La solution est toute trouvée : le DRING ! [dispositif roulant innovant nantais et gratuit], alias la navette à pédales du Parc des Chantiers va être mise en service cet été par Le Voyage à Nantes ! Quant au retour de la Cité des imaginaires à la Cité judiciaire, il se ferait en navette fluviale : de l’aire, de l’aire ! Le tour de Nantes en 80 minutes, tu parles d’un Voyage extraordinaire !

Sven Jelure

La mémoire haïtienne de Johanna Rolland a des lacunes

« L’art de la politique et le goût de la nuance ne font pas bon ménage » note Bruno Geoffroy, citant en exemple Marine Le Pen dans un éditorial de Presse Océan (19 avril). Il aurait pu encore mieux citer Johanna Rolland, qui vient de publier dans Le Monde une tribune intitulée « Au regard de sa responsabilité historique, la France ne peut pas détourner son regard d’Haïti ».

Le texte, co-signé avec ses collègues Pierre Hurmic et Jean-François Fountaine, commence ainsi : « Nous, maires de Bordeaux, Nantes et La Rochelle, avons choisi d’assumer une responsabilité particulière et d’engager un travail de mémoire quant à la dette haïtienne. »

Un « travail de mémoire » paraît en effet indispensable ! Car la tribune explique ensuite ceci :

Il y a exactement deux siècles, le 17 avril 1825, la France concédait l’indépendance « pleine et entière » à son ancienne colonie de Saint-Domingue, qui avait gagné son indépendance face aux troupes napoléoniennes et pris le nom d’Haïti vingt et un ans plus tôt, moyennant le versement d’une somme de 150 millions de francs or. Forcé d’accepter cette demande sous la menace militaire et dans le but d’avoir une reconnaissance internationale comme État indépendant, Haïti se voyait aussitôt contraint d’emprunter auprès de banques françaises pour assurer le premier versement, subissant ainsi le poids d’une double dette : celle de l’emprunt et celle des intérêts de l’emprunt.

C’est beaucoup d’erreurs en deux phrases – peut-être pas toutes involontaires.

Sur les dates, d’abord, ce qui n’est pas nouveau. Saint-Domingue n’a pas « gagné son indépendance face aux troupes napoléoniennes ». La colonie était indépendante de facto depuis la révolution de 1791 ; l’expédition Leclerc de 1801 n’a rien pu y faire. La déclaration d’indépendance formelle du 1er janvier 1804 était un acte de majesté de la part de Jean-Jacques Dessalines (1758-1806), qui en était friand : il serait bientôt couronné empereur. Quant à la date de l’indépendance « pleine et entière », l’ordonnance signée par Charles X le 17 avril 1825 n’est entrée en vigueur qu’une fois « entérinée » par le sénat d’Haïti, le 11 juillet 1825. Si l’on tient à commémorer le bicentenaire d’une dette éteinte depuis longtemps – drôle d’idée quand même ‑, autant le faire à cette date, le 11 juillet, respectant la souveraineté haïtienne.

Car Haïti a veillé à formaliser son accord de manière souveraine et solennelle. Comme le note Johanna Rolland – qui a raison sur ce point  –, Haïti tenait à « avoir une reconnaissance internationale comme État indépendant ». D’abord pour des raisons de prestige, même si son président, Jean-Pierre Boyer (1776-1850), était moins ardent que Dessalines sur ce point. La Grande-Bretagne venait de reconnaître la plupart des nouveaux pays d’Amérique latine, Haïti en demandait autant. Mais aurait préféré que Charles X « reconnaisse » son indépendance au lieu de la lui « concéder ». Qu’importe : après discussion, les dirigeants haïtiens ont considéré que l’indépendance était « ratifiée », et chacun s’est diplomatiquement satisfait de l’ambiguïté.

Une indemnité proposée par Haïti

Les conditions financières de l’accord ont posé moins de problèmes que le vocabulaire. La première, omise par Johanna Rolland et ses collègues, était l’ouverture des ports « au commerce de toutes les nations ». Cette contrepartie de l’indépendance nationale levait un sérieux obstacle au développement économique du pays. Au passage, la France obtenait de payer moitié moins de droits que les autres pays sur les marchandises entrantes ou sortantes. Il a été calculé que cela représentait pour elle un avantage de 1,5 millions de francs  par an – mais pour Haïti, 50 % de quelque chose était grandement préférable à 100 % de rien du tout.

Les 150 millions de francs destinés à l’indemnisation des colons spoliés ne venaient qu’ensuite, dans l’article 2 de l’ordonnance de Charles X. La tribune du Monde y voit peu ou prou une forme de racket royal. Or le principe d’une indemnité avait été proposé dès 1814 par Alexandre Pétion (1770-1818), alors président de la République d’Haïti. En 1821, Dupetit-Thouars, envoyé du président Jean-Pierre Boyer, avait réitéré à Paris l’offre haïtienne d’« une indemnité raisonnablement calculée ». En 1824, les plénipotentiaires Larose et Rouanez étaient autorisés par Boyer à convenir « qu’en témoignage de la satisfaction du Peuple Haïtien pour l’acte de philanthropie et de bienveillance émané de S. M. T. C. [Sa Majesté très chrétienne], il sera accordé par le gouvernement d’Haïti au gouvernement français, en forme d’indemnité, une somme de… » Ils avaient proposé 80 millions de francs ; après discussion, la somme avait été portée à 100 millions. Le baron de Mackau, représentant de Charles X venu présenter l’ordonnance royale à Jean-Pierre Boyer, assura que le roi accepterait d’en rabattre sur les 150 millions dans le cadre d’un traité ultérieur. On voulut bien le croire…

Johanna Rolland et ses cosignataires assurent qu’Haïti a été « forcé d’accepter cette demande sous la menace militaire ». C’est une erreur – très répandue il est vrai ! Haïti tenait à l’ordonnance et aucune action militaire n’était envisagée par la France, qui n’en avait d’ailleurs pas les moyens. La fausse nouvelle est venue de ce que Mackau disposait d’une douzaine de navires ‑ question de prestige mais aussi de sécurité : les mers n’étaient pas sûres et la France sortait d’une guerre avec l’Espagne. L’expédition Leclerc de 1801 comptait trois fois plus de bâtiments et avait été un désastre.

Un endettement mal calculé, ça arrive

Toutes ces péripéties sont parfaitement connues et détaillées par les deux grands historiens haïtiens, Beaubrun Ardouin (1796-1865) et Thomas Madiou (1814-1884). Comment la maire de Nantes pourrait-elle ignorer les écrits de ce dernier, un ami de notre Ange Guépin ?

Revenons à la dette haïtienne. Ses 150 millions de francs équivalaient à quelque chose comme 20 % du PIB de Saint-Domingue avant la révolution. Hélas, après la révolution, suivie d’une guerre civile, le PIB s’était effondré. En 1825, les 150 millions pouvaient représenter au moins une année de PIB (comme si la France était grevée de 3 000 milliards d’euros de dette, imaginez un peu !). Mais Jean-Pierre Boyer était un homme optimiste et peut-être un tantinet fanfaron. Il lui fallait une reconnaissance internationale, quoi qu’il en coûte. D’ailleurs, l’économie haïtienne était de nouveau en plein essor grâce à la culture florissante du café. Et puis, Haïti venait d’annexer la partie espagnole de l’île d’Hispaniola : la dette serait assumée par un pays 2,7 fois plus vaste. Personne ne savait alors que l’envolée de la production brésilienne allait laminer les cours du café, ni que Haïti devrait abandonner ses conquêtes territoriales en 1844.

Les trois maires français semblent ignorer qu’après un premier versement de 30 millions et une longue période de défaillance, le solde dû a été ramené à 60 millions de francs en 1838. Total, donc, 90 millions « seulement »… soit 10 % de moins que les 100 millions d’indemnité convenus entre Français et Haïtiens en 1824 ! Bien entendu, la dépréciation de la monnaie avait fait son œuvre : si 150 millions de francs de 1825 équivalaient à 450 millions d’euros d’aujourd’hui, 60 millions de francs de 1838 ne représentaient plus que 150 millions d’euros. Le règlement de cette somme s’est étalé sur des décennies, au cours desquelles sa valeur réelle a encore rétréci.

Johanna, Emmanuel, même dette mémorielle

In fine, sur plus d’un siècle, Haïti aurait versé « l’équivalent de 525 millions d’euros à la France » affirme Johanna Rolland en se référant à des calculs du New York Times. Depuis le début du 21e siècle, les sommes apportée par la France à Haïti ‑ aides publiques, dons des ONG et annulations de dette ‑ se montent à environ 600 millions d’euros. Johanna Rolland compte-t-elle réclamer un trop-perçu ?

Les 90 millions de francs de la dette haïtienne réelle équivalaient en 1825 à environ 270 millions d’euros d’aujourd’hui, soit environ 300 euros par citoyen. Comparaison n’est pas raison, mais au 31 décembre 2023, l’encours total de la dette de Nantes Métropole dépassait 1 061 millions d’euros, soit 1 550 euros par habitant. Comparaison n’est pas raison (bis) mais Haïti espérait payer avec ses ventes de café ; Nantes Métropole compte plutôt sur les impôts payés par ses contribuables. Le café n’a pas tenu ses promesses.

La tribune publiée par Johanna Rolland et ses collègues marque-t-elle un rapprochement avec Emmanuel Macron ? « En ce bicentenaire, il nous faut, ici comme ailleurs, regarder cette Histoire en face. Avec lucidité, courage et vérité », a déclaré le président de la République jeudi. Il a annoncé la création d’une « commission mixte franco-haïtienne chargée d’examiner notre passé commun et d’en éclairer toutes les dimensions ». Johanna Rolland va pouvoir actualiser ses connaissances. Ce qui risque de réclamer en effet lucidité, courage et vérité.

Sven Jelure

Adieu à Denise Rigot-Dessirier

Il y a des jours où le microcosme métropolitain paraît dénué du moindre intérêt. À quoi bon l’accabler de sarcasmes sur ses ridicules, ses petitesses et ses illusions ? La disparition de Denise Rigot-Dessirier la semaine dernière renvoie à de plus justes valeurs.

Denise était une grande poétesse. Une poétesse contemporaine aussi : l’électronique était devenue son mode d’expression naturel. Chaque jour ou presque, deux fois même certains jours, elle était présente sur Facebook. L’immédiateté du web répondait à la spontanéité de son œuvre. Oh ! comme tout un chacun, elle aspirait à la chose imprimée, elle y voyait une sorte de bâton de maréchal, elle espérait qu’un éditeur la découvrirait, qu’un jour son princeps viendrait. Chez Stellamaris, elle avait publié L’Enclos des jours ; ce joli recueil était aussi un enclos des pages. Elle, si sensible aux « cloches lourdes dans le soir ténébreux », à « l’ombre solitaire d’un arbre qui semble attendre un bout d’éternité », au « jardin secoué par l’orage », au « matin colorié comme un dessin d’enfant », ne pouvait être parfaitement servie par une encre figée.

Son talent à fleur de peau ne semblait jamais en repos. Elle créait sans relâche des visions saisissantes, si simples pourtant, faites de fragments de tous les jours – un gros bourdon, deux pluies diamantées, une femme aux voiles rouges, l’eau morte du bassin, un rêve de goudron… ‑ immédiatement reconnaissables comme siennes et néanmoins toujours renouvelées, jamais répétées. Elle ne se baignait jamais deux fois dans la même ode ! Et son style était libre comme elle ‑ libre mais jamais relâché, comme guidé par une sorte de common decency poétique. Sa versification se coulait dans l’inspiration du moment. Elle n’usait des rimes qu’autant qu’il lui convenait. Elle ne se revendiquait d’aucune école. Un spécialiste rattacherait peut-être son lyrisme du quotidien au surromantisme par lequel René-Guy Cadou désignait « une voix aussi éloignée de l’ouragan romantique que des chutes de vaisselle surréalistes ».

Elle était cependant guidée par une étoile polaire : son amour pour son mari, Gérard Rigot, artiste magnifique devenu peintre et sculpteur après avoir exercé cent métiers, fameux notamment pour ses meubles animaliers, qui lui ont valu une grande renommée et de nombreuses contrefaçons à l’étranger, encore aujourd’hui. Le cliché « couple fusionnel » a rarement été aussi juste. Ces dernières années, ils ne quittaient plus guère leur grande maison peuplée d’œuvres, de souvenirs et de rêves, mais les habitués du Flesselles d’avant le covid-19 ont certainement en mémoire la haute stature et la crinière léonine de Gérard côte à côte avec les boucles rousses et le sourire lumineux de Denise. Ils ne passaient jamais inaperçus. « Ces Français sont fous », s’amusait leur guide russe quand Gérard, largement octogénaire déjà, avait escaladé en compagnie de Denise, flasque de vodka en poche, les toits de Saint-Pétersbourg.

Gérard, multipliait inlassablement les portraits de sa femme. Jamais nommé pourtant, il tenait une place majeure dans l’œuvre de celle-ci. Beaucoup plus jeune que lui, Denise s’était laissée envahir par la crainte immanente du moment où il ne serait plus là : « Et je ne savais pas/qu’un jour tu serais vieux (…) Je t’ai cru éternel ». Il ne l’aura jamais démentie. Les derniers mots de son dernier poème, composé sur son lit d’hôpital, ont été pour lui : « Ô mon aimé. Ne m’abandonne pas. JE T’AIME. »

Sven Jelure

Nantes redécouvrira-t-elle Laennec avant 2026 ?

Johanna Rolland n'est peut-être pas au courant :)

René-Théophile Laennec (1781-1826), personnage majeur dans l’histoire de la médecine, devrait être une gloire nantaise presque au même titre que Jules Verne. Or Johanna Rolland et les siens ne semblent pas le connaître ! Saisiront-ils l’occasion de se rattraper en 2026 ?

On commence à se soucier du déménagement de l’hôtel-Dieu. La Ville a lancé à l’automne dernier une « démarche d’inspiration citoyenne » afin de recueillir des avis sur l’avenir du site bientôt désaffecté. Elle a obtenu tout de même 375 contributions, y compris de très loufoques. Créer un « grand parc nourricier », par exemple, idée émise par Johanna Rolland dès 2020, comme si les sols n’étaient pas pollués à mort ! (Certes, elle pourrait charger ses paysagistes favoris de tout recouvrir de bonne terre, quoi qu’il en coûte : on n’en est plus à ça près.)

Au sein de ce maelström discursif, personne ne paraît s’être préoccupé des œuvres exposées sur un même socle devant la fac de médecine : le buste de René-Théophile Laennec et un médaillon du même et de son oncle Guillaume. Si l’on n’y prend pas garde, un accident serait vite arrivé… Car Laennec semble systématiquement ignoré par la municipalité nantaise actuelle. Le site web de Nantes Métropole évoque la « rue Laennec » ou l’« hôpital Laennec », jamais le personnage lui-même.

Nantes devrait pourtant voir en René-Théophile Laennec (1781-1826) un solide atout pour sa réputation internationale. Le docteur Charles Le Séac’h, longtemps président du conseil de l’ordre des médecins de Loire-Atlantique au siècle dernier, racontait volontiers cette histoire :

En 1942, une grave épidémie sévit dans le Stalag IVB, gros camp de prisonniers de guerre situé à Mühlberg, dans l’est de l’Allemagne. Un célèbre professeur de médecine viennois est appelé en consultation. On commence par lui présenter les effectifs médicaux du camp, allemands et captifs. Quand on lui dit que je viens de Nantes, il s’exclame : « Nantes ! La ville de Laennec ! » Un médecin militaire boche tente de se faire remarquer : « Ach ! Laennec ! Das Stethoskop ! » Le professeur le fusille du regard : « Oui, le stéthoscope, et tout le reste de la médecine aussi ! »

Car, avec son Traité de l’ auscultation médiate, ouvrage connu dans le monde entier, Laennec a fait faire un pas de géant aux méthodes de diagnostic médical. Il a aussi marqué d’autres domaines que la phtisiologie ; il est par exemple le créateur des mots « cirrhose » et « mélanome ». Rudyard Kipling a même fait de lui l’un de ses personnages. Or sa vocation médicale est née sur les bords de la Loire : originaire de Quimper, il est arrivé à l’âge de 7 ans à Nantes, où il a été élevé par son oncle Guillaume Laennec (1748-1822), lui-même célèbre personnalité médicale, directeur de l’École de médecine. Il a commencé sa formation auprès de lui avant de poursuivre ses études à Paris.

Une bourde du Dictionnaire de Nantes

L’étonnante indifférence de la municipalité nantaise peut résulter en partie de l’une des nombreuses erreurs du Dictionnaire de Nantes, largement financé par elle-même (l’un de ses quatre auteurs principaux disait avoir été « très correctement payé »). Selon l’article consacré à Laennec par Alain Croix, « l’illustre inventeur du stéthoscope en 1816 n’a de lien avec Nantes que d’avoir été élevé par son oncle Guillaume, mais il quitte la ville à seize ans, affecté déjà à l’hôpital militaire de Brest ». Laennec a bel et bien été nommé aide-chirurgien de 3e classe à l’Armée des côtes de Brest. Mais le territoire de celle-ci couvrait l’ensemble de la Bretagne et son principal établissement de santé, l’Hôpital de la Paix, se trouvait à Nantes, dans l’église Saint-Clément ; il avait pour médecin-chef… l’oncle Guillaume !

Le site municipal Patrimonia le reconnaît sans détour : « des savants à l’aura nationale ou internationale, comme Clémence Royer et surtout René Laennec, ont bien leur rue et même, pour le second, un buste à l’entrée de la faculté de médecine, mais leur lien avec la ville est second ». Encore ledit buste est-il le fruit d’une initiative privée lancée par le doyen Kernéis pour le bicentenaire de la naissance du savant en 1981. Il est d’autant plus précieux qu’il reproduit une œuvre du sculpteur nantais René Toulmouche (1805-1890) donnée à l’université de Nantes… mais disparue dans les années 1990. Un autre sculpteur nantais, Jorj Robin (1904-1928), membre des Seiz Breur, a lui aussi réalisé un buste de Laennec, édité à Quimper par la faïencerie HB, et encore disponible à ce jour. Le médaillon des Laennec oncle et neveu reproduit un dessin du peintre nantais Jean Bruneau.

Politiquement pas très correct

Les autres hommages publics à Laennec sont plus anciens encore. La rue Laennec, ancienne voie privée devenu publique, dans le quartier de la Madeleine, a reçu son nom lors de la séance du conseil municipal du 21 mai 1890, avec ce commentaire : « On s’étonne que le nom illustre de Laënnec n’ait pas encore été inscrit sur les noms de notre ville. Il est gravé dans les mémoires. » On ignore si le conseil songeait à Guillaume, qui fut l’un des siens, ou à René-Théophile. Dans ses Notices sur les rues, ruelles, cours, impasses, quais, ponts, boulevards, places et promenades de la Ville de Nantes, Édouard Pied semble pencher pour le premier. La plaque commémorative posée sur l’immeuble où habitaient les Laennec, 5 place du Bouffay, est ancienne également.

Laennec a été, en 1879, le premier médecin dont le nom ait été donné à un hôpital parisien. À Nantes, l’ancien hôpital Laennec a reçu son nom en 1927, et l’a « légué » en 1984 au nouvel hôpital Nord, devenu Hôpital Guillaume et René Laennec. Autre signe d’ignorance puisque le prénom usuel du second était Théophile et non René. Au passage, on note que Nantes écrit souvent « Laënnec », ignorant que Laennec et sa famille n’utilisaient jamais le tréma, étranger à l’écriture traditionnelle des noms bretons.

Le centenaire de la mort de Laennec le 13 août 1826 a été marqué par différents hommages. La Poste, par exemple, lui a consacré un timbre. Il serait temps pour une maire de Nantes en quête d’image de songer à une célébration le 13 août 2026. Hélas, Laennec était fervent catholique et, semble-t-il, plutôt monarchiste : le premier titre de gloire rappelé sur sa tombe, à Ploaré, est qu’il a été le médecin personnel de S.A.R. la duchesse de Berry. Pour avoir vu fonctionner la guillotine place du Bouffay, il avait la Révolution en horreur. Cerise sur le gâteau, il a choisi comme héritier et continuateur son cousin Mériadec, gendre de Pierre-Suzanne Lucas-Championnière, l’un des seconds de Charette, le plus coriace adversaire de la République pendant les guerres de Vendée. Johanna Rolland devra faire preuve d’un peu d’abnégation pour prononcer son éloge.

Sven Jelure

L’interpellation citoyenne à la nantaise reste sans voix

interpellation citoyenne à la nantaise

Il y a un sujet, au moins, qui n’alourdira pas le conseil municipal du 28 mars 2025. Les « interpellations » adressées à la mairie de Nantes au titre du « dialogue citoyen » devaient être présentées au cours de cette séance. Aucune d’elles n’a surmonté les obstacles dressés sur leur chemin.

Joyau supposé de la démocratie participative, le « droit d’interpellation citoyenne » instauré à Nantes l’an dernier permet à tout résident âgé d’au moins 16 ans d’« interpeller » le conseil municipal sur un sujet d’intérêt général en lien avec les affaires communales.

Le principe paraît simple. La procédure l’est moins :

  • Pendant un délai d’un mois, à partir d’une date d’ouverture publiée sur le site metropolenantes.fr, dépôt des interpellations via une plateforme du dialogue citoyen ou sur formulaire déposé en mairie, avec remise d’un accusé de réception.
  • Analyse de recevabilité des interpellations par les services de la mairie.
  • Publication des interpellations recevables sur la plateforme du dialogue citoyen.
  • Pendant deux mois, possibilité pour les Nantais d’apporter leur soutien aux interpellations affichées.
  • Analyse par une commission ad hoc du conseil municipal des interpellations ayant obtenu au moins 300 soutiens provenant de résidents d’au moins trois quartiers nantais différents.
  • Remise de l’avis de la commission à la Maire, qui choisit d’inscrire ou pas les interpellations à une séance du conseil municipal.
  • Présentation en séance par leur auteur, en 5 minutes maximum, des interpellations retenues par la Maire. Ni débat ni vote, mais une réponse est donnée par la Maire ou un élu désigné par elle.

Au vu de ce parcours bureaucratique, on s’interroge : qu’est-ce donc qu’une « interpellation » ? « Interpeller », selon le Dictionnaire de l’Académie française, signifie « adresser la parole à quelqu’un, d’une façon plus ou moins brusque, pour attirer son attention, lui demander quelque chose ou le prendre à partie ».

Plutôt pas brusque du tout, le premier cycle d’interpellation, se déroule l’an dernier entre le dépôt des interpellations en février et le conseil municipal du 21 juin 2024.

Sur les 24 interpellations déposées en février 2024, déjà, 5 sont considérées comme irrecevables soit parce que le sujet a été traité précédemment, soit parce le déposant a omis de prouver qu’il réside à Nantes. Sur la plateforme du dialogue citoyen, les 19 interpellations restantes reçoivent 1 634 soutiens, provenant de 963 Nantais – soit environ 0,37 % des quelque 260 000 résidents de plus de 15 ans.

Et là, catastrophe : aucune des interpellations ne passe la barre impérieuse des 300 soutiens ! Comme le rapporte la mairie, « la question ayant reçu le plus de soutiens s’intitule « pourquoi les chiens de plus de 6 kg ne sont pas autorisés à accéder aux transports en commun ? ». Elle bénéficie de 366 soutiens, dont 295 de personnes résidentes à Nantes. » Il s’en faut de 5 soutiens !

Dans sa grande bienveillance, la commission ad hoc du conseil municipal, qui sans cela se serait réunie pour rien, préconise de déroger au règlement t afin de présenter tout de même cette unique interpellation au conseil municipal. Non moins bienveillante, la Maire accède à cette demande. Et, après avoir donné la parole à M. Dimitri Marquois, auteur de l’interpellation, et à une dizaine de conseillers municipaux, dans le respect de la procédure, elle répond… en noyant le poisson, bien sûr. Elle renvoie M. Marquois et ses chiens à une « charte de l’animal en ville pour 2025 ». Ceux qui croiraient que j’exagère liront ci-dessous un extrait de la réponse de Johanna Rolland, selon le P.V. du conseil municipal(1).

De charte de l’animal, il n’a plus été question à ce jour, et la « charte métropolitaine des arbres » adoptée en avril 2024 ne prévoit rien pour les chiens appelés à lever la patte dessus. Quant au « règlement voyageur » de Naolib, à date, il oblige toujours les chiens à voyager dans un panier tenu sur les genoux, sauf pour les chiens d’aveugle et les chiens professionnels. Un coup d’épée dans l’eau, donc. « Si les chiens sont interdits je vais venir avec un éléphant, on les aime a Nantes… », commente un humoriste sur la plateforme du dialogue citoyen.

Dis-moi, miroir magique, quelle est la plus belle femme de ce royaume ?

« Pour sa première année d’expérimentation, la démarche a ainsi rencontré un certain succès en termes d’interactions sur la plateforme de dialogue », s’est félicité sans rire le service de presse de la mairie. En 2025, on allait voir ce qu’on allait voir !

On a vu : la seconde bordée d’interpellations a commencé en octobre 2024, puis « les services de la ville ont instruit les 544 soutiens apportés aux 19 interpellations pendant la phase de votation, afin de s’assurer qu’ils respectent le réglement du droit d’interpellation ». Au programme, des questions sur les îlots de fraîcheur, la sécurité des voies piétonnières, la qualité du pain dans la restauration collective, le sort des Roms de la prairie de Mauves, la vidéosurveillance et l’IA, etc. Résultat des courses : « Aucune interpellation sur les 19 proposées n’a recueilli le soutien de 300 citoyens et ne sera donc inscrite à l’ordre du jour du Conseil municipal du 28 mars 2025 ». En fait, aucune interpellation n’a atteint ne serait-ce que 80 soutiens.

Voilà la question radicalement simplifiée. On est passé du « certain succès » à l’échec certain. Avec 544 soutiens en 2025 au lieu de 1 634 en 2024, la participation a chuté des deux tiers d’une année sur l’autre. Quel gâchis.

Depuis la loi municipale de 1884, les conseillers municipaux représentent les citoyens de leur commune et en reçoivent des suggestions. Avec 69 élus, les Nantais ne manquent pas d’interlocuteurs possibles. C’était sans doute trop simple, trop naturel, pas assez administré : le « dialogue citoyen » selon Johanna Rolland exige une étiquette, une appellation contrôlée, une procédure bureaucratique – qui a réclamé quatre ans entre son annonce en 2020, au début du second mandat, et sa mise en place.

Mais le vrai problème n’est pas dans la procédure : il est dans l’authenticité du « dialogue ». S’il s’agit de propagande sous un autre nom, les citoyens finissent par s’en apercevoir. C’est pourquoi les échecs de Johanna Rolland en la matière ont tendance à s’aggraver d’année en année : on l’a vu en 2023 à propos du débat sur le pôle d’écologie urbaine, un sujet majeur pourtant, mais une « concertation assez peu attrayante » a grondé la Commission nationale du débat public parce que le projet, en réalité, était déjà « bouclé ». À quoi bon perdre son temps à donner un avis voué à la poubelle (et par lequel, éventuellement, on s’autodéclare opposant politique en cas de fichage partisan) ?

L’ancien communicant en chef de Jean-Marc Ayrault avait pourtant publié dès 2019 une mise en garde contre l’idéologie de la démocratie participative(2). Les citoyens distinguent bien la tentative de manipulation et le refus de toute remise en question, ils font la gueule et ce droit d’interpellation baillonné d’avance n’a rien fait pour réduire le scepticisme, au contraire. Mais ne baissons pas les bras : mon interpellation, en 2026, portera sur le coût du « dialogue citoyen » sous forme du temps qu’y dépensent en pure perte des fonctionnaires municipaux.

Sven Jelure

(1)     Extrait du procès-verbal du conseil municipal du 21 juin 2024 : « Ensuite, sur le fond, simplement redire que nous sommes en effet engagés dans une réflexion plus globale sur la place de l’animal en ville, avec l’objectif d’une charte pour 2025 – je remercie Séverine Figuls de sa mobilisation sur ces sujets. Cela renvoie en réalité à des choses de nature assez diverse ; je cite quelques thématiques que nous pourrons explorer demain : la question des clauses de bienêtre animal dans les appels d’offres pour la restauration collective et la question du plan d’action pour l’animal domestique dans la ville, en lien avec les associations puisque l’on a de acteurs qui sont assez mobilisés sur ces sujets. On sait qu’il y a des questions difficiles qui se posent sur ces questions, sur les places d’hébergement d’urgence ou même sur les EHPAD. Voilà, pour illustrer concrètement ce dont on parle quand on évoque ce projet, qui est le nôtre, d’une charte de l’animal en ville pour 2025. »

(2)     Guy Lorant, Les Ambiguïtés de la démocratie participative, L’Harmattan, 2019.

Nantes, ville révoltée : la forme d’une ville avec un filtre rouge

Jean-Marc Ayrault aimait à remettre La Forme d’une ville à ses visiteurs. Si un maire d’extrême-gauche succède à Johanna Rolland, il aimera sûrement distribuer Nantes, ville révoltée – Une contre-visite de la Cité des ducs, du groupe Contre Attaque, aux éditions Divergences.

L’ancien maire s’était visiblement mépris sur les intentions de Julien Gracq. Avec l’ouvrage collectif de Contre Attaque, pas de méprise possible : ce livre paru voici quelques mois vise à « revisiter les révoltes nantaises d’hier et d’aujourd’hui en parcourant une série de lieux emblématiques ». Plus qu’un livre d’histoire, même si les rappels historiques y sont nombreux, c’est l’autobiographie d’un groupe qui « a été de tous les antagonismes, des mobilisations des Gilets jaunes à la lutte sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, des occupations pour les sans-abris à la Fête de la musique » (p. 181). Il est dédié « aux rêveurs, rêveuses et aux révoltés d’hier et de demain, de Nantes et d’ailleurs » : tout le monde peut s’y retrouver à un titre ou à un autre. Sans espérer bien sûr une froide objectivité : l’asymétrie est assumée. Jusqu’au cocasse parfois : en mai 1968, le préfet Jean-Émile Vié « n’avait pas peur de tuer », mais ce sont les manifestants qui, à coups de pavés, d’engins de chantier et d’incendie volontaire, envoient 108 policiers à l’hôpital (p. 75).

Quoique collective, cette « madeleine de Proust saveur lacrymogène » est rédigée, comme La Recherche, par un narrateur — en l’occurrence une narratrice — Claude. Ce prénom qui fleure bon les années 1940 et 1950 est un hommage à Claude Cahun, artiste surréaliste né(e) à Nantes, où son père, Maurice Schwob, était propriétaire du quotidien Le Phare de la Loire. La vieille dame « sur laquelle le temps ne semble pas avoir de prise » a conservé l’enthousiasme et le verbe haut de sa jeunesse. Mais c’est comme avec les vêtements : on croit avoir l’air jeune parce qu’on s’habille encore comme à 20 ans, et c’est justement pour ça qu’on a l’air vieux. Nantes, ville révoltée est clairement un livre écrit par des boomers pour les boomers : les jeunes ne lisent plus beaucoup, et surtout pas les souvenirs de grand-mère Claude.

Celle-ci a évité une litanie possiblement indigeste et répétitive des conflits sociaux, qui en réalité tiennent moins de place dans le livre que son projet ne semblait l’indiquer. Sans être un guide touristique, l’ouvrage est organisé par quartiers de la ville. Ses chapitres sont consacrés à la « préfecture assiégée », au « Cours des 50 émeutes », à la « place Royale, place au Peuple », à la « place Aristide-Briand, frontière des mondes », à la place de Bretagne, au quai de la Fosse, etc.

Un Courtois désarmant

En général, la description des lieux reste succincte : elle sert à poser le décor des événements. À propos de la préfecture, par exemple, « la façade historique de style néo-classique et son portail doré se trouvent dans une arrière-cour difficile d’accès pour les cortèges » ; à propos du quai de la Fosse, « les murs portent à la fois la marque du négoce esclavagiste, de l’histoire ouvrière et des tumultes sociaux », etc. Certains lieux et faits suscitent une nostalgie plus fantasmée que vécue. Il est douteux par exemple que les rédacteurs du livre aient connu le Marchix d’avant-guerre (p. 88) ou assisté au saut mortel de Willy Wolf dans la Loire en 1925 (p. 124).

Quelques sujets donnent lieu à des exposés plus didactiques, reflet sans doute des dadas de l’un ou l’autre des auteurs, par exemple à propos des colonies et de l’esclavage (p. 116-120) ou du surréalisme (p. 139-143). Certains personnages, aussi, suscitent un engouement désarmant, même si cet adjectif paraît peu adapté à Georges Courtois, cambrioleur multi-récidiviste auteur d’une prise d’otages au tribunal en 1985. Le voilà érigé en gentleman-braqueur médiatique : « presque par politesse, il tire depuis les marches du palais quelques balles en direction de la police et des journalistes » (p. 106). Même sa marchandisation – il met de bonne grâce sa notoriété au service de la promotion du Radisson – est relatée avec indulgence ; quant à sa rechute dans la délinquance, elle est ignorée.

Le style est enlevé, enrichi par maintes anecdotes. Éventuellement sans concession : la Claude de Contre Attaque ne fait pas dans la civilité courtoise. Les grands hommes ne sont pas plus épargnés (« Aristide Briand est un de ces politiciens détestables que Nantes donne au pays à échéance régulière ») que les prix d’architecture (le « tribunal flambant neuf juché le long de la Loire, sur l’île de Nantes, glace le sang »). Même si l’on est agacé à chaque page par des partis pris prévisibles et parfois étriqués, cette lecture est prenante et l’on va jusqu’au bout.

Trafics, c’était bon pour Blaise

Un bout qui paraît un peu tronqué, en réalité. Avec la mort de Georges Courtois, lit-on dès la p. 108, « c’est un symbole qui disparaît : celui d’une Nantes populaire et ingérable, qu’ont aujourd’hui remplacée les cadres parisiens et les starts-ups ». Ce remplacement n’est pas si grand ! Claude devrait sortir davantage : le populaire change mais reste ingérable, et les héritiers de Courtois évoquent plus la profusion que la pénurie. « Au fil de cette balade, Claude ne nous a montré qu’une petite partie de Nantes », admet-on in fine en esquissant de manière cursive ce qui n’a pas été dit : « Nous aurions pu rallier la grande cité de Bellevue, où les émeutiers de l’été 2023 ont fait entrer une voiture coupé sport dans un magasin Lidl et tenu tête à la police, ou encore le quartier du Breil, qui a brûlé en 2018 » (p. 176) … Oui, nous aurions pu… mais ça n’a pas été fait, et quand les Dervallières, Port Boyer ou Malakoff sont décrits comme « en proie à l’occupation policière », ça ne semble pas refléter exactement l’opinion majoritaire de leurs habitants d’aujourd’hui, en fait. Trafics de drogue et fusillades seraient-ils trop institutionnalisés et pas assez romantiques pour être qualifiés de « révoltés » ?

À trop savourer le passé, on peut passer à côté du présent. « La ville se démarque depuis plusieurs décennies par sa capacité à renverser l’ordre » affirme Claude dès ses premières pages (p. 12). Pourtant, Jean-Marc Ayrault et les siens tiennent bon leur siège depuis trente-six ans et Jean Blaise, retraité de sa belle retraite, n’a pas renversé grand-chose. Ni bâti, d’ailleurs (hormis l’Éloge du pas de côté de Ramette, flingué p. 156), mais est-ce vraiment une excuse ? Les boomers ont rêvé une vie et en ont vécu une autre. On a l’impression que Claude le sait bien et  n’ose pas trop le dire. Quand elle écrit à propos du carnaval que « le tour de force de la Métropole est d’avoir dépossédé les habitants de leurs propres traditions populaires » (p. 124), cela paraît presque une audace. En fait, le reproche qu’on fera à cette contre-visite de la Cité des ducs tient moins à ses condamnations qu’à ses indulgences !

Le livre est réalisé à l’économie mais soigné. Les coquilles sont rares (« rue Mathurin-Birsonneau », p. 123…), certaines erreurs sont probablement délibérées (parler d’un « assassinat » à propos d’Aboubakar Fofana, p. 176, est au moins prématuré puisque le policier auteur du tir n’a été inculpé que de « coups mortels » et reste présumé innocent). La couverture imprimée en vert sur fond jaune vif est hideuse, mais il fallait sans doute rendre quelque part hommage au FCN…

Sven Jelure

Contre attaque, Nantes, ville révoltée ‑ Une contre-visite de la Cité des Ducs, Éditions Divergences, 2024, ISBN 979-10-97088-70-5, 192 pages, 13 €.

Avec un peu d’imagination, la Cité des Imaginaires s’appellerait… Musée Jules Verne

Depuis des années déjà, Nantes veut une Cité des Imaginaires. Cette cité a un nom mais pas de concept. Le projet ne comprend à ce jour que du banal, y compris les perspectives de coûts prohibitifs. Elle ne comporte qu’un seul aspect spécifique : Jules Verne. Mais alors, pourquoi s’acharner à brouiller les pistes en l’appelant autrement ?

Si les délais sont tenus, il aura fallu neuf ans entre la décision métropolitaine en faveur d’un nouveau Musée Jules Verne et l’inauguration de celui-ci, en 2028, au sein d’une Cité des Imaginaires. C’est presque un sprint par rapport au Musée Dobrée (quatorze ans) mais bien poussif par rapport au Musée d’arts (six ans « seulement », au lieu de deux annoncés). Trois ans restent à courir. Ils n’empêchent pas Nantes Métropole de commence à s’en revendiquer : l’élection municipale, c’est l’an prochain, pas en 2028. « Découvrez les nouvelles images de la Cité des imaginaires », propose-t-elle dans le dossier qu’elle vient de mettre en ligne.

Les « nouvelles images » racontent en creux une histoire : la Métropole s’abstient désormais de montrer les anciennes images des Grands moulins de Loire qu’elle aimait à reproduire naguère. On prétendait préserver l’œuvre de l’ingénieur Hennebique ? On n’en gardera en fait que quelques poutrelles et piliers intérieurs cachés sous un coffrage métallique au goût des années 2025 remplaçant le coffrage métallique au goût des années 1970. Le nouveau bâtiment sera sûrement très bien, mais il n’aura qu’une parenté allusive avec l’ancienne minoterie. On s’en doutait dès le début, d’ailleurs. Un jardin intérieur exotique ? Cela aurait bien fait rire Hennebique !

Johanna Rolland voulait de la conservation et de la transparence. Dans un bâtiment industriel peu vitrés, les deux objectifs étaient inconciliables. Il fallait bien que l’un des deux écrasât l’autre. Non sans quelques rémanences probables sous forme de complications pratiques et de coûts supplémentaires tels qu’on en a vus avec l’École des beaux-arts de Nantes Saint-Nazaire, simulacre d’usine selon le vœu de Jean-Marc Ayrault.

Jules Verne à la remorque de l’imaginaire

« La Cité des Imaginaires, en interaction avec le Jardin Extraordinaire […]  aura vocation à constituer un lieu culturel et touristique ouvert, vivant, expérientiel et sensible », assure Nantes Métropole dans son habituel langage lyophilisé. La dénomination « Cité des imaginaires » a de quoi impressionner et la rime avec « extraordinaire » est riche (on a évité « doctrinaire » et « urinaire »). L’imagination, déjà, est un vaste sujet. Mais LES imaginaires, fruits pléthoriques de cette capacité fabuleuse, comment les faire tenir dans un bâtiment de 5 000 m² ?

Qui trop embrasse mal étreint : il y a de l’escroquerie intellectuelle dans l’air ! Sans compter qu’il existe déjà une Assemblée des Imaginaires, portée par des poids lourds du genre TF1 ou Engie, qui risque de faire de l’ombre, et puis aussi un Observatoire des Imaginaires, un Laboratoire des Imaginaires, une Fabrique des Imaginaires, etc.

En réalité, la « Cité » nantaise sera composée du musée Jules Verne, agrandi mais pas transmuté, d’une médiathèque/ludothèque, d’un auditorium, d’un espace d’exposition, d’un bar (quelle surprise !) au rez-de-chaussée et d’un restaurant sur le toit-terrasse (qu’il est plus chic d’appeler rooftop). Que du familier, en somme. Ils sont où, les imaginaires ? De temps en temps, dans l’espace d’exposition ?

Au lieu de mettre en avant des imaginaires laborieux, et de coller deux enseignes sur un seul établissement au risque de brouiller les pistes touristiques, on ferait mieux de s’en tenir à Jules Verne. Ce patronyme célèbre mondialement a un lien clair avec Nantes, il dit de quoi l’on parle, et l’on peut fourguer de l’imaginaire dans son sillage aussi bien, sinon mieux, que du Verne dans le sillage de l’imaginaire.

La directrice saura-t-elle faire sans subventions ?

Avec cet établissement, Nantes Métropole espère atteindre enfin la notoriété internationale qu’elle n’a pu acquérir avec ses chevaux de bataille précédents, les Machines de l’île, le Voyage à Nantes et l’Arbre aux Hérons. Jules Verne, on l’avait pourtant depuis longtemps : pourquoi n’avoir pas commencé par là ? Rattraper le temps perdu sera une mission stratégique. Le 1er septembre 2022, Nantes a donc nommé à la tête de l’établissement futur une dirigeante de confiance, Marie Masson. Vingt ans d’expérience dans l’encadrement du palais des congrès de Nantes, co-créatrice des Utopiales et du festival du livre Atlantide, elle paraissait prédestinée à ce poste.

« Je ne peux que témoigner de la chance que l’on a eue d’avoir Marie à Nantes pour son engagement, son professionnalisme », se félicitait Aymeric Seassau, adjoint à la culture de Nantes, en avril 2024. Le passé composé « on a eue » était un aveu : la nouvelle directrice quittait son poste au bout d’un an et demi (probablement pas de son plein gré car à ce jour, selon LinkedIn, elle est toujours sans emploi) ! L’instabilité des directeurs d’institutions culturelles est une sorte de maladie auto-immune nantaise, voire départementale : comme naguère au Château, au Musée des beaux-arts et au Musée Dobrée, il a fallu dare-dare une solution de rechange.

Nantes Métropole l’a trouvée en la personne d’Alexandra Müller. Son nom mis à part (parfait pour les Grands moulins de Loire, il signifie « meunier » en allemand), le choix surprend. Alexandra Müller a été pendant plus de quinze ans chargée de recherche et d’exposition au sein du pôle programmation du Centre Pompidou-Metz. Elle y a acquis une expérience précieuse pour l’espace d’exposition nantais. Cependant, elle a pu y acquérir aussi de mauvaises habitudes, car le Centre Pompidou-Metz, bien que situé dans un vaste bassin de population et à proximité de la frontière allemande et luxembourgeoise, est l’un des musées les plus dispendieux de France.

En 2023, il a reçu 10 millions d’euros de « contributions » et subventions provenant de la ville, de la métropole, de la région et du département, et près de 0,6 million d’euros de mécénat, contre 1 246 217 euros de recettes de billetterie. Autrement dit, chacun de ses 301 449 visiteurs a été subventionné à hauteur de 33,17 euros ! L’entrée est gratuite pour les moins de 26 ans et la moitié des visiteurs seulement paient leur billet : ça aide à faire du chiffre d’entrées, pas du chiffre d’affaires. Le Musée Jules Verne a attiré 37 764 visiteurs en 2023 ; chacun d’eux a coûté à Nantes moins de 10 euros de subvention. Combien est-on prêt à dépenser pour en faire venir davantage ? Et Johanna Rolland a-t-elle discuté business avant de conclure cette embauche ?

Cerise sur le gâteau, Alexandra Müller a commis une gaffe de débutante en déclarant au Figaro, voici quelques jours, que le futur parcours permanent mettra en exergue « la force [des textes de Jules Verne], mais aussi ce qu’ils peuvent avoir, parfois, de choquant aujourd’hui ». Cette promesse de présentation politisée a aussitôt suscité pas moins de 226 réactions en ligne, hostiles pour la plupart (« Il y en a assez de cette municipalité nantaise et de sa novlangue et de son wokisme et de sa décadence tous azimuts »…) ! Johanna Rolland se plaint déjà du Nantes bashing et il faudrait y ajouter du Verne bashing ? (Pas sûr que ça attire vraiment les touristes…)

Les limites des comparaisons

Le Centre Pompidou-Metz n’a guère que la taille en commun avec notre future Cité des Imaginaires : environ 5 000 m². C’est un vaste espace d’expositions temporaires où s’empilent trois salles d’exposition de 1 150 m². Chacune d’elles équivaut presque à la HAB Galerie du Hangar à bananes (1 400 m²). La Cité des imaginaires ne jouera pas dans la même catégorie avec seulement 850 m² d’espace d’exposition. Sa locomotive, en revanche, sera un musée littéraire permanent, domaine dans lequel la directrice n’a aucune expérience.

Ah ! non, tout de même, une autre ressemblance entre les deux institutions : un restaurant de qualité dans les hauteurs. Le restaurant du Centre Pompidou-Metz a épuisé trois ou quatre chefs et est même resté fermé pendant deux ans avant d’être repris l’an dernier par un restaurateur de renom ‑ qui n’ouvre cependant qu’en soirée. À Nantes, il va falloir décider un chef à risquer son argent et sa réputation sur un établissement à la fois éloigné du centre-ville et très proche de deux concurrents de poids, L’Atlantide côté gastronomie et LAB côté brasserie, tous deux avec vue sur Loire.

Une troisième ressemblance à craindre serait le budget. La construction du Centre Pompidou-Metz a coûté près de 70 millions d’euros en 2009. Il faut y ajouter les réparations exigées par sa toiture en teflon, spectaculaire mais fragile. Nantes ne compte dépenser « que » 50 millions d’euros. Il est bien possible néanmoins que ce montant annoncé en 2022 exige une réévaluation (on était déjà passé de 10/15 millions en 2019 à 50 millions en 2022). De plus, le Centre Pompidou est idéalement situé en centre-ville, à côté de la gare et du principal pôle d’échange des transports en commun de Metz. Si Nantes veut amener des visiteurs jusqu’à la Cité des Imaginaires, elle devra dépenser un budget considérable en aménagements et en transports publics. Espère-t-elle que cela se verra moins si on le divise entre Musée Jules Verne et Cité des Imaginaires ?

Sven Jelure

Chevaliers au château de Nantes : des armures venues d’Italie et un oubli bien local

Comme tous les Bretons, le chevalier Bertrand a peur que le ciel lui tombe sur la tête

Bien qu’elle oublie l’héritage des Allumées, que tout n’y soit pas médiéval ni même chevaleresque et que sa version nantaise s’égare sur des pistes peu productives, l’exposition Chevaliers, présentée au château des ducs de Bretagne jusqu’au 20 avril 2025, mérite une visite.

Chevaliers nous vient du musée Stibbert. Celui-ci n’est pas sans évoquer le musée Dobrée. Frederick Stibbert (1838-1906), héritier de l’immense fortune amassée par son grand-père, gouverneur militaire du Bengale britannique, a réuni une collection vaste et éclectique dans une demeure fantasmagorique, alliant entre autres néo-classique, néo-médiéval et néo-rococo, sur les hauteurs de Florence – à laquelle il a légué le tout à sa mort. Contrairement au département de Loire-Atlantique, cependant, la ville italienne a respecté les clauses du legs en maintenant le musée dans son jus.

La concurrence entre musées est rude dans cette ville qui en compte soixante-dix ; certains guides de voyage, comme le Florence Toscane de National Geographic, ne citent même pas le musée Stibbert. Pour faire bouillir la marmite, il s’exporte, en particulier grâce à sa collection d’armes de toutes époques et de tous pays. Si les armes sont l’une des grandes forces du musée Dobrée, avec deux mille pièces, pour la plupart enfermées dans ses réserves, le musée Stibbert en possède seize mille et s’efforce de les montrer. Ainsi est née cette exposition passée par Ottawa, Atlanta, Nashville et Arlington avant de parvenir au château des ducs. Elle « a été conçue pour valoriser et faire connaître à un public plus vaste une section du Museo Stibbert », explique sans fausse pudeur Enrico Colle, directeur de l’institution, dans un beau-livre édité par le château de Nantes.

Le métal et le mental

« Le propos principal de l’exposition », assure néanmoins le Château, « est d’illustrer et de faire revivre la figure emblématique du chevalier, le code de la chevalerie qui l’anime, sa relation à la guerre, sa place dans la société de l’époque et les formes de démonstration de son statut, comme la coutume des tournois et des joutes. » C’est ratisser large. Si, au-delà du thème de l’armement médiéval, on veut traiter vraiment d’histoire, de sociologie, de culture, de littérature et même de théologie, dix châteaux des ducs n’y suffiront pas. Merlin, au secours !

Le Château tente néanmoins de rassurer : « Chevaliers est une exposition constituée d’un ensemble d’armes et d’armures européennes datant du Moyen Âge et de la Renaissance ». Cette promesse-ci est réalisée et vaut le coup d’œil. Hélas, l’équipe de Bertrand Guillet a voulu y ajouter son grain de sel. Réalisée « en collaboration avec le musée Stibbert », l’exposition s’est élargie à de « nouveaux thèmes, comme la chevalerie française et bretonne, la place des femmes dans cet univers masculin et le mythe du chevalier dans les arts, la littérature, le cinéma aux 19e et 20e siècles ». Aux pièces de collection tangibles venues du Stibbert, le Château a ajouté des textes rédigés localement sur des sujets plus incertains, où il s’attache à dénicher des « mythes » : « La construction d’un mythe » pour Bertrand du Guesclin, « Entre légende et réalité » pour le Cid, « Le mythe du chevalier croisé exemplaire » pour Godefroi de Bouillon… D’ailleurs, conclut-il en fin d’exposition, le chevalier est un « véritable mythe [sic] réinventé et réactualisé par des médias très variés »…

À prétendre faire une exposition autre que celle qu’il a achetée, le château a eu les yeux plus gros que le ventre. Le résultat est disparate et paraît même un peu bâclé. Pourquoi qualifier Lancelot de « chevalier ambigu » alors qu’il « incarne l’archétype du chevalier, symbole de la quête perpétuelle d’un idéal hors d’atteinte » ? Pourquoi présenter Ségurant le Brun comme « le chevalier oublié » ? Emanuele Arioli, chercheur tenace et talentueux, et sans doute pas ennemi d’un peu de publicité, assure l’avoir « redécouvert », mais voici déjà cinq ans qu’il le proclame à tous les micros ouverts : ce chevalier « oublié » a eu le temps de devenir célèbre ! Pas bien loin de Nantes, le Centre de l’Imaginaire Arthurien du château de Comper en Brocéliande lui a par exemple consacré son exposition annuelle 2024.

Les Allumées éteintes

Le véritable « chevalier oublié » de l’exposition, en réalité, c’est Tirant le Blanc (Tirant lo Blanch en V.O.) : elle n’en dit pas un mot (sauf dans le beau-livre édité par le musée pour l’exposition). L’omission est à peine croyable puisque ce petit-fils d’un duc de Bretagne aurait été enterré dans la cathédrale de Nantes et qu’une place de la ville porte son nom à 200 m de là ! Cet emplacement est l’un des seuls vestiges de la première édition des Allumées, en 1990. La ville invitée était Barcelone, or les aventures de ce chevalier de la Table Ronde nantais ont été contées en catalan par Joanot Martorell. Cervantès y voyait « le meilleur livre du monde ». Après avoir cru à un canular, Jean-Marc Ayrault avait donné le nom du chevalier à la petite place située à la jonction de la rue de Strasbourg et de la rue des Carmélites.

« Quand Nantes se redécouvre un héros légendaire, écrivait alors Luc Douillard,
« Aussi médiéval qu’Anne de Bretagne mais bien plus célèbre à l’étranger
« Plus fictif que Cambronne mais plus excitant
« Aussi littéraire que Jules Verne mais sous la forme de personnage de roman
« Aussi apprécié que le Petit Beurre LU mais ignoré dans sa propre ville »

Et voilà le résultat : trente-cinq ans après Les Allumées, Tirant le Blanc est ré-ignoré. Le travail est à refaire ! Bien sûr, ce chevalier tueur de Maures qui a tenté d’arrêter la conquête islamique à Constantinople est peut-être moins politiquement correct aujourd’hui. Mais on pourrait éventuellement lui trouver un lien de parenté avec le « croisé » de Breuning exposé à la présidence de l’université.

Sven Jelure

Circuler à Nantes : non, vous n’hallucinez pas

Circuler à Nantes en respectant la signalétique est une chose compliquée depuis bien longtemps

À force de multiplier les chantiers, Nantes Métropole a quelquefois du mal à s’en sortir proprement… Circuler n’est pas simple. Voici un cas exemplaire qui montre que le diable municipal est parfois dans les détails.

Après la réfection des voies du tram, on a piétonnisé le segment sud du quai de Versailles, entre le pont Saint-Mihiel et le pont-Morand, ainsi que la rue Chateaubriand et la rue Saget. Des bornes escamotables installées à l’entrée de ces voies permettent de contrôler les accès des véhicules.

Pas de contrôle d’accès en revanche sur le pont Saint-Mihiel. Serait-ce parce qu’il est strictement réservé aux piétons, nonobstant le « dialogue citoyen » qui, fin 2020, avait très largement réclamé le maintien de la circulation automobile ? À l’entrée du pont est apposé un panneau réglementaire B54 (carré bleu avec un pictogramme représentant deux piétons). Les piétons peuvent donc s’y engager sans crainte de faire une mauvaise rencontre.

Dans l’autre sens, de la place de la Bonde vers la place Chateaubriand, c’est une autre histoire. À l’entrée du pont, un panneau B54 est figuré à l’intérieur d’un grand panneau rectangulaire absolument pas réglementaire, sur lequel on voit aussi les mentions « Aire piétonne » et « Piétons prioritaires », les logos de Nantes et Nantes Métropole, le slogan « Ma rue, mon quartier, ma ville », les logos de Facebook, X, YouTube et Instagram, l’URL « metropole.nantes.fr », quatre pictogramme représentant respectivement un cycliste, une camionnette, un scooter et une trottinette montée, l’injonction « Roulez à l’allure du pas » et une référence aux « Articles R110-2 et R431-9 du code de la route ».

Bravo au champion de lecture rapide qui digère toutes ces informations d’un coup tout en roulant « à l’allure du pas ». S’il est un peu juriste, les articles R110-2 et R431-9 du code de la route viendront à son secours : « les véhicules nécessaires à la desserte interne de la zone sont autorisés à circuler à l’allure du pas et les piétons sont prioritaires sur ceux-ci » et « les conducteurs de cycles peuvent circuler sur les aires piétonnes dans les deux sens ». On admire la logique de la réglementation qui fait des aires piétonnes des aires cyclables, mais il faut admettre que Nantes Métropole n’y est pour rien.

On notera au passage que tous ces véhicules admis à circuler sur le pont devront franchir les voies du tramway pour accéder à la place Chateaubriand. Deux panneaux C20c carrés figurant un tram sur fond bleu signalent la traversée des rails. En revanche, aucun signal lumineux ou sonore ne les avertit de l’arrivée d’une rame par la gauche ou par la droite.

Comment contourner un légo béton

Au Pont-Morand, c’est un casse-tête différent qui attend les usagers désireux d’emprunter le quai de Versailles. Une chicane a été aménagée en travers de la voie à l’aide de deux élégants légos béton, au pied du nouveau poteau empiétant sur le monument aux Cinquante Otages. L’un, tout en barrant le chemin, signale par un panneau B54 (piétons blancs sur carré bleu) l’entrée dans une aire piétonne. L’autre, placé un peu en avant, porte à lui seul trois panneaux :

  1. Un panneau réglementaire B22a (vélo blanc sur disque bleu) indiquant une piste ou bande cyclable obligatoire, interdite aux piétons par l’arrêté du 6 décembre 2011. On pourrait donc imaginer que l’obligation/interdiction vaut pour les deux mètres qui séparent les deux légos béton.
  2. Mais non ! Car le légo porte aussi un panneau circulaire B21-2, (flèche blanche pointant vers la gauche sur disque bleu). Il signale une obligation de tourner à gauche avant le panneau. Autrement dit, les véhicules désireux d’emprunter le quai de Versailles en direction du Nord sont renvoyés vers la rue Paul-Bellamy. Comme ils doivent alors traverser les rails du tram, un panneau C20c s’imposerait ; il n’y est pas, mais qu’importe, voilà au moins les piétons tranquilles sur le quai de Versailles.
  3. Pas pour longtemps cependant ! Car, sur le petit côté du légo béton, un second panneau B21-2 oblige les véhicules qui viennent de traverser dans l’autre sens les rails du tram à tourner à gauche… sur le quai de Versailles !

Des petits malins s’imagineront sans doute que les deux panneaux B21-2 sont à comprendre successivement, à la manière d’un jeu de piste, comme s’ils guidaient en deux temps le contournement du premier légo béton, manœuvre éminemment complexe de toute évidente. Profonde erreur ! Car le code de la route, dans sa grande sagesse, a prévu une telle manœuvre : elle doit être guidée par le panneau B21a de contournement obligatoire (obligation particulièrement impérieuse face à un légo béton), et même ici, plus précisément, par le panneau B21a2 de contournement obligatoire par la gauche (flèche blanche inclinée vers la gauche sur disque bleu).

Témoin occasionnel, j’atteste avoir vu plus d’un cycliste s’y méprendre et effectuer des manœuvres non conformes à la signalisation.

Pour rendre la situation encore plus opaque, Nantes Métropole a surmonté les deux légos béton d’un grand panneau rectangulaire indiquant : « Sur le quai de Versailles, la priorité est donnée aux piétons ». Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. « Piétons prioritaires » aurait suffi, mais pourquoi faire simple quand on peut faire métropolitain ?

Sven Jelure

Les six Humans de Breuning incarcérés à l’université de Nantes

Derrière des grilles pour que personne ne puisse vérifier la provenance du marbre de Carrare...

Le Voyage à Nantes a choisi pour thème estival 2025 « l’étrangeté ». Sans attendre l’été, il vient de sortir de ses placards, tout en le plaçant derrière les barreaux, l’un des achats les plus étranges et les plus mal inspirés de Jean Blaise : The Humans.

« On se risque sur le bizarre ? », propose Francis Blanche dans une scène fameuse des Tontons flingueurs.« Eh ! Ça va rajeunir personne. » Le Voyage à Nantes 2025 se risque, lui, sur « l’étrangeté ». Ça va rajeunir personne à Nantes puisqu’il multiplie les étrangetés depuis ses débuts. Et 2025 reste simplement dans la ligne. « Ce thème et ce parcours, choisi et conçu par Jean Blaise, révèlent sa perception du rapport de l’art à la ville », tient à dire Sophie Levy, élégante manière pour la nouvelle directrice générale de prendre ses distances avec les lubies du vieux patron.

Ce dernier a aussi la satisfaction de voir l’un des choix les plus contestables de sa carrière sortir de l’obscurité. Pour le Voyage à Nantes 2023, il avait acheté The Humans, une série de six petits bonshommes de 1,5 m de haut avec « un drôle d’air perplexe et affligé ». On peut les comprendre, vu leur genèse tarabiscotée.

Leur auteur, Olaf Breuning, « produit une œuvre hétéroclite », reconnaît le Voyage à Nantes. Il « pratique la photographie, le film, la céramique, la gravure, le dessin », précise la galerie Semiose, qui l’expose à Paris. À cet artiste genre couteau suisse, né à Schaffhausen, il faudrait donc ajouter une lame : la sculpture ? Presque. Breuning se contente de dessiner The Humans dans son atelier new-yorkais en 2007. Ses personnages sont ensuite transformés en maquettes au Portugal. Puis les maquettes sont expédiées en Chine où trois séries de six figurines sont sculptées mécaniquement dans des blocs de marbre.

L’une des séries est conservée par Miguel Carvalho, l’homme d’affaires qui a imaginé ce système semi-industriel international ; il l’installe à Elides Art, une station balnéaire portugaise dont il est le promoteur. La seconde série est vendue à un collectionneur et passera en vente publique en 2018 au Danemark. La troisième, restée entre les mains d’Olaf Breuning, est exposée en 2007 en Suisse puis en 2013 à New York, mais ne trouve pas preneur, jusqu’à ce que le Voyage à Nantes l’achète, pour un prix non révélé à ce jour .

Le monde est petit

Derrière cet achat transparait probablement l’entregent de Marc Olivier Wahler. Suisse lui aussi, il dirige le Swiss Institute de New York, sur Broadway entre 2000 et 2006 ; il y expose Breuning en 2003. En 2006, il devient directeur du Palais de Tokyo, centre culturel parisien dont Jean Blaise est administrateur, et invite Breuning aux Rencontres photographiques d’Arles, en proposant de lui attribuer un prix ; le jury ne le suit pas. En 2011, il organise au Palais de Kyoto une grande exposition consacrée à Breuning.

Il quitte le Palais en 2012, devient conservateur d’Elides Art et fonde la Chalet Society, destinée à la promotion commerciale de l’art moderne. Dans cette aventure éphémère, il a pour partenaire la société Artevia, dirigée par Alain Thuleau. Ce dernier est une vieille connaissance de Jean Blaise, qui l’a fait travailler sur des aspects financiers de la première Nuit blanche de Paris (2002) et de la biennale Estuaire (2007).

En 2017, Blaise, Thuleau et Wahler se retrouvent tous trois aux commandes de l’opération « Un été au Havre » montée à la demande d’Édouard Philippe. La société de Thuleau, Artevia, y laissera un impayé monumental et sera mise en règlement judiciaire puis en liquidation sans avoir réussi à se refaire comme organisatrice de Nantes Food Forum pour Le Voyage à Nantes. Breuning est bien entendu au programme d’Un été au Havre, concocté par Jean Blaise.

Un emplacement public par intermittence

En 2023, donc, c’est au tour du Voyage à Nantes d’exposer l’artiste helvéto-américain, et même de lui acheter son œuvre invendue. Elle est installée sur la nouvelle place du Commerce inaugurée depuis peu. Parmi les six personnages de la série, l’un, en forme de croix, est intitulé Religion et figure très officiellement un « croisé du Moyen-âge ». Comme chacun sait, sauf peut-être le Voyage à Nantes, l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’Etat interdit « d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit », sauf dans les lieux de culte et les cimetières, et dans les musées ou expositions.

Une fois terminée l’exposition du Voyage à Nantes 2023, The Humans demeure néanmoins une dizaine de jours sur la place du Commerce. Serait-ce l’emplacement choisi pour en faire une « œuvre pérenne » ? Mais elle en est retirée précipitamment quand Nantes Plus signale le problème légal.

Où mettre The Humans ? Un musée ? Sophie Lévy a probablement trouvé que l’œuvre n’était pas au niveau de son établissement, et puis Jean Blaise s’est toujours targué d’occuper l’espace public. On vient de trouver une autre solution : The Humans est exposé depuis quelques jours dans la cour de la présidence de l’Université, rue Gaston-Veil. « C’est désormais au cœur de la Cour de la Présidence de l’Université que les six créatures s’ancrent de manière durable », assure le cartel installé par Le Voyage à Nantes*.

Peut-être faudrait-il parler d’emprisonnement plutôt que d’ancrage. L’endroit, d’aspect assez carcéral avec son sol et ses murs de béton, est séparé de la voie publique par une grille. Il ne serait donc pas un « quelque emplacement public que ce soit », comme dit la loi ? Le Voyage à Nantes a l’imprudence de préciser : « La cour est inaccessible au public les week-end, hors périodes événements du Voyage à Nantes (été et hiver) – l’œuvre est visible uniquement à travers les grilles ». Autrement dit, l’emplacement est public les jours ouvrables… Les tribulations de The Humans ne sont peut-être pas terminées.

Sven Jelure

* Le Voyage à Nantes persiste par ailleurs à évoquer des sculptures en « marbre de Carrare ». Il est très probable qu’il s’agit en réalité de faux Carrare chinois.