Nantes Métropole veut tout savoir sur les lieux de création sans demander grand chose

Ne pas prendre de risque ! Demander un conseil à un cabinet de conseils

Quand Johanna Rolland et ses proches se sentent débordés par un sujet, ils font appel à des cabinets de conseils. Au tour de la création à présent ! Mais vu les conditions bureaucratiques de l’entreprise et le petit nombre d’entretiens prévu, on va vers la souris qui accouche d’une montagne !

Les missions confiées par Nantes Métropole à des cabinets de conseils sont variées, de l’« accompagnement pour la mise en œuvre opérationnelle de la budgétisation sensible au genre » à l’« animation d’une offre participative sur les récits d’une métropole en transition dans le cadre d’un grand débat sur la fabrique urbaine » en passant par l’« assistance à maîtrise d’ouvrage pour évaluer certaines règles du Plan Local d’Urbanisme métropolitain de Nantes Métropole en faveur de la nature en ville et de la densité ».

La dernière consultation du genre se présente sous un titre plus limpide à première vue : « Étude sur les lieux de création de la métropole ». Mais le problème saute aux yeux : le sujet est si flou qu’il doit manquer quelque chose dans l’intitulé. Et en effet, après un vaste tour d’horizon des thèmes culturels métropolitains, du Planétarium aux 10 816 fauteuils de cinéma en passant par les dix écoles de musique, le règlement de la consultation resserre ses ambitions.

D’abord, elle ne porte pas sur toutes les formes de création mais seulement sur les arts vivants, les arts visuels, et la vie littéraire. Ce qui doit quand même concerner pas mal de milliers de personnes dans la Métropole. Qui n’a pas quelques poèmes dans son tiroir, quelques photos originales dans son smartphone ?

L’étude vise en premier lieu à « recenser des lieux de création (espaces de recherche ou de production) et les conditions d’accueil proposées ». Vous, je ne sais pas, mais les artistes de ma connaissance créent un peu partout. Dans leur atelier ou devant leur ordinateur, mais aussi en pleine nature, dans leur lit, sous la douche, en se baladant et même dans des endroits où le poète va seul. Le recensement des lieux tiendra du plan cadastral. Quant aux « conditions d’accueil proposées », les recenser obligera sans doute à répondre à des questions du genre : Le lit a-t-il été retapé ? L’eau est-elle assez chaude ? La météo permet-elle la promenade ? Reste-t-il du papier ?

Le quand créer passe avant le où

Alors, bien sûr, implicitement, par « lieux de création », il faut entendre en fait des lieux contrôlés par Nantes Métropole. Ce qui, dans le fond, est encore pire : c’est poser à priori que la « création » procède de l’administration. Le deuxième objectif de l’étude tend à confirmer cette orientation : « pointer des singularités (esthétiques, d’accueil, de rayonnement…), des coopérations existantes en matière d’accompagnement à la création et du potentiel de développement ». Ce n’est pas à la création elle-même qu’on s’intéresse mais à l’administration qui l’enserre. Le vrai sujet n’est pas le créateur mais le fonctionnaire.

Ce que confirment derechef les deux questions qui ont amené Nantes Métropole à lancer cette étude :

« – Comment accueillir des artistes sur des temps de création ? »

« – Où et comment être accueillis sur des temps de création ? »
On note qu’elles n’évoquent les « lieux de création » (« où ? »), sujet théorique de l’étude que secondairement aux « temps de création ». De ces derniers, rien n’est dit, mais on soupçonne qu’ils ne devraient pas déborder des 35 heures réglementaires. Et tant pis si 46 % des plasticiens, 66 % des auteurs-compositeurs-interprètes et 76 % des musiciens interprètes travaillent le soir et la nuit (Sabrina Sinigaglia-Amadio et Jérémy Sinigaglia, Temporalités du travail artistique : le cas des musicien.ne.s et des plasticien.ne.s, ministère de la Culture, 2017).

En dernier lieu, l’étude lancée par Nantes Métropole « identifiera les leviers susceptibles de développer un accueil de qualité susceptible de répondre aux attentes des communes et des artistes ». La nature des « leviers susceptibles » paraît assez téléphonée : davantage d’argent public pour créer davantage de « lieux de création » sur des « temps de création ». Ou vice versa. La définition même du travail exclut une réponse du genre : « fichez-leur la paix, laissez-les créer tranquilles ».

Une usine à gaz avec beaucoup de tuyaux et peu de gaz

L’étude doit se concrétiser par une vaste série de « livrables » à remettre en fin d’étude. Leur liste simplifiée figure en note ci-dessous pour ne pas alourdir cet article. Comme il se doit, elle sera aussi surveillée de près. Le prestataire, flanqué d’un groupe technique restreint, d’un comité de suivi technique, d’un groupe de suivi politique et d’un groupe de personnes ressources, rendra compte au G24 représentant les communes métropolitaines, lequel pourra demander des modifications au rapport.

Le risque de dérapage est mince, d’ailleurs. Pour éviter toute mauvaise surprise, les questions posées par le prestataire lors de l’enquête ne seront pas laissées à sa fantaisie. Nantes Métropole lui remettra un questionnaire ad hoc « qui s’adresse à chaque catégorie d’acteurs : communes, lieux, artistes, qui puisse prendre en compte des réalités variées ». Avec déjà vingt-quatre communes, des centaines de lieux et des milliers d’artistes, on se dit que l’enquête risque de partir dans tous les sens et que le malheureux prestataire va y laisser sa santé. On a tort. Nantes Métropole lui fournira aussi « la liste des entretiens attendus (une cinquantaine) ».

Tout ça pour ça ? Pour alimenter cette énorme usine à gaz, cinquante entretiens (dont sans doute vingt-quatre au moins avec des agents municipaux, le reste avec des gens désignés par Nantes Métropole) ? On se demande à qui pourrait être utile une « Étude sur les lieux de création de la métropole » aussi riche en formalisme et aussi pauvre en information. Sauf au prestataire choisi, bien sûr, qui enverra sa facture aux contribuables. Et après tout, c’est peut-être ça l’important.

Sven Jelure

Livrables de l’« étude sur les lieux de création de la métropole » : une série de cartes des lieux et types d’accueil par thématique, des fiches détaillés sur chaque lieu identifié, une analyse du maillage territorial, un compte rendu des spécificités des lieux, de leur rayonnement, des convergences avec d’autres lieux de la métropole (labellisés, conventionnés, indépendants, intermédiaires, municipaux ou associatifs…), une carte des disciplines accueillies, des déséquilibres, des manques et des potentiels, une typologie des artistes accueillis par lieu, une cartographie du potentiel de développement de lieux sous-exploitées, avec les conditions à réunir pour permettre ce développement (travaux, moyens…), un rendu cartographique des coopérations et de dynamiques collectives en cours ou à venir ainsi que les moyens associés permettant aussi de révéler des manques, une identification des objets d’actions et de réflexions partagés qui pourraient être les leviers d’une dynamique métropolitaine en matière d’accueil, une analyse (apparemment facultative) tenant compte de la potentialité d’accueil des lieux de création à l’échelle de la métropole, de la singularité ou la spécialisation, identifiée pour formuler des propositions sur le positionnement de chaque commune et/ou acteur et permettant de révéler les potentiels, les dépendances, des complémentarités, de la complémentarité entre les lieux en fonction de l’activité déployée et des missions confiées, de la coopération ou la mutualisation et les dynamiques collectives : ce qui existe et/ou ce qui est à développer. Le tout rigoureusement « sic », bien entendu.

Les Allumées en mode quasiment rien

Qui se souvient réellement des Allumées ? Tout a changé, la fabrique à glace est rasée, les salons Mauduits ne sont plus ce qu'ils étaient, Lu n'est plus une friche, etc.

Ce n’est pas parce qu’Allumées commence comme Alzheimer qu’on doit oublier les anniversaires. Mais les souvenirs commencent quand même à se mélanger un peu.

« Il y a trente-deux ans, Les Allumées, festival pour déjantés, débutait à Nantes », titrait Ouest-France ce 14 octobre. Vraiment, 32 ans déjà que nous roulons sur la jante ? Mais pourquoi célébrer un 32e anniversaire ? En général, on célèbre des chiffres ronds : 25e anniversaire, 30e, 40e… Un 32e, ça ne ressemble pas à grand chose.

Encore mieux : ce titre est faux ! Le festival Les Allumées n’a pas débuté le 14 octobre 1991 mais le 15 octobre 1990. Il y a donc… 33 ans ! Ouest-France se corrige d’ailleurs en sous-titre : en 1991, il y a 32 ans, c’était la deuxième édition – Leningrad/Saint-Petersbourg ‑ qui commençait. Ce qui rend le mystère encore plus opaque : pourquoi célébrer le 32e anniversaire de la deuxième édition d’un festival plutôt que le 33e de la première ? Ou le 28e de la sixième – La Havane – qui n’a pas eu lieu ?

À moins bien sûr qu’il y ait dans cette deuxième édition quelque chose à célébrer particulièrement en 2023. Légitime est donc la question posée par Ouest-France : « Que reste-t-il des Allumées et plus particulièrement de l’édition 1991 ? » La réponse laisse rêveur : « Quasiment rien, sauf que ce fut six jours de fête. » En voilà une affaire !

« On en parle encore à Saint-Petersbourg », conclut Ouest-France. C’est présomptueux : il se passe beaucoup de choses dans la grande capitale culturelle qu’est « Piter », et six jours de nouba à 2 500 km de là en 1991 n’ont probablement pas laissé de traces très profondes dans la mémoire de la ville. À bien chercher, sans doute, on pourrait y trouver des gens qui en parlent encore. Je ne les ai pas rencontrés – alors que j’ai rencontré des chanteurs de la Capella ravis de leurs participations à la Folle Journée !

Au moment où Jean Blaise s’apprête à prendre sa retraite, il est sans doute de bon ton de rappeler le seul fait vraiment notable de sa carrière. Hélas, avec ce genre de célébration, les superlatifs d’autrefois paraissent plutôt défraîchis.

Sven Jelure

Pierre Orefice s’en va, les Machines de l’île s’en remettront-elles ?

Une retraite bien méritée !

Pierre Orefice, directeur des Machines de l’île, prend sa retraite. On la lui souhaite heureuse. Ce qui n’empêche pas d’essayer de faire le point sur son œuvre managériale, dont les résultats ne sont pas à la hauteur des folles espérances ayraultiques.

D’abord, on est surpris d’apprendre de sa bouche que François Delarozière et lui sont « en pleines négociations sur le renouvellement des droits avec Nantes Métropole pour imaginer la suite de l’histoire des Machines, même sans l’Arbre ». Encore des droits d’auteur ? On croyait la question réglée depuis longtemps. Jean-Marc Ayrault l’avait négligée, les services juridiques de Nantes Métropole avaient probablement les yeux ailleurs, mais la Chambre régionale des comptes avait dénoncé en 2017 des règlements de droits d’auteur irréguliers. Un accord a alors été passé entre Nantes Métropole et MM. Delarozière et Orefice. Ils ont notamment touché 140 000 euros pour avoir imaginé l’Arbre aux Hérons : un investissement en pure perte avalisé par Johanna Rolland ! Et il faudrait maintenant un « renouvellement des droits » ?

La conception de l’Arbre aux Hérons était un hobby pour Pierre Orefice, qui était à la ville salarié du Voyage à Nantes, sous les ordres de Jean Blaise, comme directeur des Machines de l’île. Celles-ci, créées selon la volonté de Jean-Marc Ayrault, ont été conçues en 2004 et ont ouvert leurs portes fin juin 2007. Elles comportaient alors la Galerie, le Grand éléphant et la branche prototype. Le Carrousel annoncé pour 2009 a ouvert en 2012. Les autres attractions prévues à l’époque n’ont jamais vu le jour.

Les Machines de l’île sont une création originale de Pierre Orefice et François Delarozière. Tout, et bien plus encore, a été dit sur leurs qualités esthétiques et imaginatives, voire imaginaires. On a même appelé à la rescousse Léonard de Vinci et Jules Verne, qui n’en demandaient pas tant. Dût sa modestie en souffrir, Pierre Orefice lui-même n’a jamais lésiné sur les superlatifs publicitaires pour décrire son œuvre. On ne commentera pas ici ces jugements forcément subjectifs. Mais qu’en est-il du travail du directeur chargé de faire fructifier l’investissement de la collectivité ?

Loin de Bilbao

Jean-Marc Ayrault l’a dit en 2004 devant le conseil métropolitain qui a avalisé la création des Machines de l’île : il en attendait un effet d’entraînement international comparable à celui du musée Guggenheim pour Bilbao. Les Machines ont revendiqué 677 826 « visiteurs payants » en 2022. Ce nombre est en fait celui des billets vendus pour les trois attractions des Machines : si les visiteurs ont acheté en moyenne 1,5 billet par personne, ils n’étaient en réalité que 451 884. Soit trois fois moins qu’au Guggenheim (1,3 million de visiteurs en 2022).

Les Machines avaient vendu 521 000 billets en 2013, la première année complète de fonctionnement du Carrousel. Leur fréquentation a donc progressé de 30 % en dix ans, ce qui est bien sans être exceptionnel (dans le même temps, par exemple, le nombre des visiteurs a augmenté de 35 % au Puy-du-Fou, celui des passagers de 50 % à Nantes Atlantique). Aux Machines, un visiteur sur cinq est étranger en été. Au Guggenheim, deux sur trois toute l’année. Quant au type de motivation qui anime les visiteurs respectifs des Machines et du Guggenheim, inutile d’épiloguer.

La création des Machines de l’île a été entièrement financée par Nantes Métropole, qui doit en outre rajouter au pot tous les ans pour équilibrer les comptes. En 2022, cette subvention s’est élevée à 1,7 million d’euros, soit 2,5 euros par billet vendu ! Les contribuables ont par ailleurs versé 630 000 euros pour la rénovation du Carrousel, dix ans après sa mise en service. La rénovation du Grand éléphant leur avait déjà coûté 770 000 euros en 2018. Malgré leur lucratif débit de boissons, les Machines restent, sur le plan financier, une très mauvaise affaire pour Nantes Métropole.

La faute n’en incombe pas au seul Pierre Orefice. Il a fait ce qu’il pouvait avec les moyens du bord. En 2004, Nantes Métropole avait demandé à un expert en tourisme de hiérarchiser les différents projets présentés pour l’île de Nantes. Celui des Machines avait été classé en queue de liste. Jean-Marc Ayrault l’a néamoins repêché. Et voilà le travail ! Pierre Orefice, co-créateur des Machines (et financièrement intéressé à l’affaire), n’allait évidemment pas faire la fine bouche. Mais il n’a pas fait de miracle non plus. Ses quelques initiatives originales, comme la Maker Faire de 2016 et 2017, n’ont pas sorti les Machines du rouge, au contraire. En fait, leur concept et leur « expérience client » n’ont pas évolué depuis 2004. Elles ont juste été glissées en l’état dans la corbeille du Voyage à Nantes lors de sa création en 2011 ; Jean Blaise ne semble pas leur avoir apporté le moindre progrès.

Autre chose que des remontées mécaniques

Et l’avenir s’annonce mal. La dynamique des parcs d’attractions est claire : il faut y introduire régulièrement des nouveautés pour que les visiteurs reviennent. Ces dernières années, dans la perspective de l’Arbre aux Hérons, Pierre Orefice a ainsi acheté à la Compagnie La Machine de François Delarozière un paresseux, un caméléon, un vol de papillons, etc. et a su communiquer efficacement autour de ces nouveautés cosmétiques (toutes payées par Nantes Métropole, cela va de soi).

La Galerie des machines est ainsi devenue une sorte d’annexe d’un Arbre aux Hérons hypothétique mais sûrement très haut placé dans les préoccupations du directeur. Aujourd’hui, les animateurs de la Galerie assurent encore que telle ou telle mécanique est destinée à l’Arbre. Mais cette pieuse fiction, qui entretient un reste de mouvement perpétuel, évoque le coyote de Tex Avery au-dessus du ravin. Peut-être était-il vraiment temps de s’en aller ?

Ce n’est pas faire injure à Hélène Madec, nouvelle patronne des Machines de l’île, que de dire que son parcours professionnel ne l’a pas préparée à diriger une telle structure. Certes, familière des remontées mécaniques de Megève, elle devrait améliorer la gestion des files d’attente. Quant à créer de nouvelles attractions innovantes pour un parc en panne d’imagination, c’est un métier pour spécialiste de haut vol. On voit mal, d’ailleurs, la nouvelle venue aller réclamer quelques millions d’euros supplémentaires à Nantes Métropole pour panser la blessure de l’Arbre aux Hérons, alors que le futur musée Jules Verne va déjà réclamer beaucoup d’argent. À moins d’appeler le secteur privé à la rescousse, comme Yann Trichard, patron de la CCI, l’avait envisagé pour l’Arbre, mais ce serait mettre un point final quasi catastrophique à l’ambition de Jean-Marc Ayrault.

Sven Jelure

Royal de Luxe meilleur à Nantes qu’à Villeurbanne et Anvers ? Il y aurait intérêt !

Jean-Luc Courcoult aime Nantes. Encore heureux ! Il y a bien vécu jusqu'à aujourd'hui. En y faisant, finalement, toujours la même chose avec à peu près les mêmes ingrédients.

Royal de Luxe se produira à Nantes du 22 au 24 septembre. On ne sait pas encore à quoi ressemblera le spectacle. Mais on sait déjà à quoi il ne ressemblera pas. Comme l’a dit Johanna Rolland, ce sera un nouveau spectacle. « Une vraie création », plussoie Fabrice Roussel, vice-président de Nantes Métropole. Autrement dit, ce ne sera pas une resucée du spectacle vendu par la troupe à Villeurbanne (23-25 septembre 2022) et à Anvers (25-27 août 2023).

Royal de Luxe a refusé jusqu’au dernier moment de donner des détails sur le spectacle d’Anvers. Pourtant, il n’y avait rien à divulgâcher : à de minces détails près, c’était le même qu’à Villeurbanne. Les nombreuses vidéos disponibles sur l’internet* permettent de le constater. Deux gros chiens mécaniques suspendus à des chariots élévateurs se promènent en ville entourés de laquais en livrée bleue ou rouge. Ils (les chiens) tirent la langue, secouent les oreilles et remuent la queue ; l’un d’eux, en plus, bave abondamment. Précédés d’une moto jaune portant une mouette mécanique en haut d’un mât, ils avancent, tournent sur eux-mêmes, se dévisagent, se font des mamours. Le clou du spectacle est une « course » dont le prix est un os de dinosaure, commentée par un speaker à la manière d’une épreuve sportive. Et voilà, c’est fini.

On voit mal, d’ailleurs, comment les spectacles auraient pu être très différents : avec juste deux grosses machines à la mobilité restreinte, les cas de figure possibles paraissent limités. Royal de Luxe n’a même pas cherché à donner le change. Pour le morceau de bravoure, la course finale, les deux chiens mécaniques, El Xolo et le Bull Machin portaient les mêmes dossards à Villeurbanne et à Anvers.

Un challenge créatif très bien payé

Mais Nantes compte quand même sur Royal de Luxe pour réaliser avec les mêmes machines un spectacle vraiment différent. Le 7 avril, Nantes Métropole lui a accordé une subvention de 1,27 millions d’euros « au titre de la création d’un patrimoine matériel et immatériel » afin d’obtenir du nouveau (à quoi s’ajoutent près de 540 000 euros pour la représentation). À ce prix-là, il y a de quoi avoir des idées neuves, non ?

On se demande un peu, d’ailleurs, ce que les Nantais auraient perdu à voir le même spectacle, auquel peu d’entre eux ont assisté à Villeurbanne et/ou Anvers. Mais enfin, puisque Johanna Rolland a tenu à claquer 1,27 million, on va voir ce qu’on va voir.

Et Royal de Luxe y met les moyens. Pour créer et représenter le spectacle de Villeurbanne, il a fait appel l’an dernier à 70 personnes. Pour Nantes, « au total, ce sont 80 membres de la compagnie, 70 techniciens et 200 bénévoles mobilisés sur le projet »**.

Foules clairsemées

Le spectacle sera différent, mais qu’en sera-t-il des spectateurs ? La presse locale prend en général avec bienveillance les chiffres glorieux que Royal de Luxe veut bien lui annoncer. Néanmoins, Villeurbanne et Royal de Luxe n’ont pas osé revendiquer plus de 150 000 spectateurs en septembre 2022, soit moitié moins qu’espéré. Pour trois jours de spectacle « gratuit » qui a coûté 3 millions d’euros dans une agglomération de 1,4 million d’habitants, ce n’est pas glorieux. En fait, selon les propres chiffres de Royal de Luxe, c’est même le spectacle de machines qui a drainé le moins de monde après celui de Reykjavik (130 000 habitants) en 2007.

Anvers en revendique davantage. Dans cette agglomération de taille analogue à celle de Lyon, le spectacle aurait attiré 760 000 personnes. C’est quand même beaucoup moins qu’en 2015 où le spectacle De Reuzen (Les Géants) avait réuni, fut-il dit, 900 000 spectateurs. Et l’estimation paraît extrêmement généreuse quand on regarde les vidéos – une image vaut mille mots et cent mille spectateurs. Le samedi 26, par exemple, sur la vaste promenade qui longe le château de Het Steen, plus ancien monument d’Anvers, la foule est plutôt clairsemée malgré un temps superbe. Les nombreux bénévoles en T-shirt jaune ne semblent avoir pour fonction que de faire masse.

Et De Lijn, la compagnie des transports publics anversois, a vendu la mèche. Elle a annoncé que son trafic du vendredi et du dimanche avait baissé par rapport à la semaine d’avant le spectacle ! Et s’il a augmenté d’un peu plus de huit mille personnes le samedi, c’est « sans doute parce que les gens ont combiné les chiens et les courses en ville ». On n’imagine pas la TAN – pardon, Naolib – montrer autant d’insolence !

Sven Jelure

* Quelques exemples pour Anvers :
https://www.youtube.com/watch?v=Nl8EVbO5pFY
https://www.youtube.com/watch?v=ueFnMb8g6es
https://www.youtube.com/watch?v=QbM2tHwtOu8
https://www.youtube.com/watch?v=s0FsLfHr4RA
https://www.youtube.com/shorts/wmuDFGYeEMY
https://www.youtube.com/watch?v=mzfwBDp8CgM
https://www.youtube.com/watch?v=Hp68Nw52Xr0

Pour Villeurbanne :
https://www.youtube.com/watch?v=6QNSCDWoTE4&t=419s
https://www.youtube.com/watch?v=KEfbs_34Dzs

** Médiacités ne manquera pas de noter que le recours aux bénévoles, en comparaison des professionnels, est bien plus développé chez Royal de Luxe qu’au Puy du Fou  .

Johanna Rolland va devoir tuer l’Arbre aux Hérons une troisième fois

Johanna Rolland sait-elle au moins pourquoi elle annule ce projet ? Si c'est pour faire des économies, il serait plus judicieux d'annuler le futur CHU :)

L’annonce de l’abandon « définitif » du projet d’Arbre aux Hérons a été géré de la pire manière possible entre Johanna Rolland et Yann Trichard. Ils auraient pu dire que, tout bien considéré, l’impossibilité de réaliser le projet était confirmée. Or c’est l’inverse ! On parie que ça n’est pas terminé ?

La deuxième mort de l’Arbre aux Hérons, ce 15 septembre 2023, jette une lumière impitoyable sur la première, celle du 15 septembre 2022. Réaliser l’Arbre coûterait trop cher, disaient alors Johanna Rolland et son premier vice-président, Fabrice Roussel. Et que dit Nantes Métropole aujourd’hui ? Que le groupe constitué autour de Yann Trichard, président de la chambre de commerce et d’industrie, pour étudier une réalisation privée de l’Arbre « a démontré la faisabilité économique du projet » (sic).

Étonnant aveu ! Ainsi, les arguments économiques de 2022 étaient faux : ils ne justifiaient pas l’abandon du projet. Comme nous l’avions d’ailleurs démontré à l’époque. Ou du moins, le secteur privé se montre plus efficient que le secteur public : belle révélation favorisée par une maire socialiste.

Puisque finalement le problème n’est pas financier, Johanna Rolland allègue aujourd’hui des risques juridiques. Pas des impossibilités : des risques. Des risques, les collectivités locales en prennent tous les jours. Elles les gèrent de manière à les réduire ou à les éliminer. Et l’on ne saurait pas faire ça à Nantes ? L’argument de 2023 paraît d’ailleurs aussi fragile que celui de 2022.

Mettez-les en concurrence

Premièrement, dit Johanna Rolland, « un tel montage [celui de Yann Trichard] dans la carrière Miséry présentait des risques juridiques quant à sa légalité, en particulier par l’absence de mise en concurrence s’agissant du domaine public ». Elle est bien bonne ! Nantes Métropole a toujours prétendu construire l’Arbre aux Hérons sans mise en concurrence. Ses dépenses effectuées à ce jour autour du projet, y compris la construction du héron prototype, l’ont presque toutes été sans mise en concurrence. Il y en a pour plusieurs millions d’euros. Et cela poserait un problème à présent ?

Eh ! bien, en ce cas, la solution est simple : que Nantes Métropole mette le projet en concurrence ! Yann Trichard et consorts ont travaillé pendant un an sur leur projet : on verra bien si d’autres sont capables de faire mieux en quelques semaines. Et si par extraordinaire c’est le cas, c’est-à-dire si d’autres acteurs proposent des conditions plus favorables pour la collectivité, ce sera tout bénéfice pour les Nantais !

Le deuxième risque juridique concerne justement les études déjà effectuées : « la possibilité de réutilisation des études financées par la puissance publique au bénéfice d’un porteur de projet privé soulevait également une insécurité juridique ». La propriété intellectuelle des études appartient soit à la collectivité qui les a commandées, soit aux auteurs qui les ont réalisées. La question est normalement réglée par les contrats de marchés publics (CCAP). Si elle ne l’est pas en l’occurrence, les services de Nantes Métropole ont mal fait leur travail.

Reprendre le projet là où il était resté ?

Et si Nantes Métropole est propriétaire des études, elle en fait ce qu’elle veut. Il serait un peu fort de café qu’elle préfère les mettre à la poubelle plutôt que d’en faire bénéficier le chevalier blanc de l’Arbre aux Hérons ! Mais supposons que le contenu des études reste la propriété des prestataires qui les ont réalisées. Ces prestataires sont essentiellement le groupement François Delarozière, Pierre Orefice et la Compagnie La Machine. Or personne ne désire plus qu’eux que l’Arbre se fasse !

(Nantes Métropole évoque par ailleurs la difficulté d’une implantation sur un site de rechange. Mais puisque rien n’empêcherait une installation dans la carrière de Miséry, la question d’un déménagement ne se pose pas réellement. Notons quand même que, le problème invoqué, cette fois, était d’assurer la sécurité des visiteurs « compte tenu notamment de la proximité immédiate de la Loire ». Comme si Les Machines de l’île n’étaient pas installées au bord de la Loire !)

Dernier mystère : puisque les « risques juridiques » allégués n’existent que si le projet est réalisé par des investisseurs privés et que ceux-ci ont « démontré la faisabilité économique du projet », pourquoi ne pas relancer le dossier tel qu’il était prévu au départ, tout simplement ? Incontestablement, il manque une pièce au dossier, une vraie raison de ne pas réaliser le projet. Johanna Rolland va devoir tuer l’Arbre aux Hérons une troisième fois.

Sven Jelure

« The Humans » de Breuning : l’achat inexplicable du Voyage à Nantes

Quel est le vrai prix de cette œuvre achetée par les contribuables nantais ?

L’œuvre majeure de l’édition 2023 du Voyage à Nantes n’est pas la plus spectaculaire, l’installation aux bras levés de la rue d’Orléans. C’est The Humans, d’Olaf Breuning, présentée place du Commerce. L’histoire étrange de ces six petits humanoïdes n’est pas vraiment à la gloire du Voyage à Nantes. Elle vaut quand même d’être racontée.

« I love Nantes », nous dit Olaf Breuning, qui était présent dans la cité des ducs de Bretagne pour l’inauguration du Voyage à Nantes 2023. L’amour est réciproque puisque Le Voyage à Nantes a acheté l’une de ses œuvres, The Humans, pour en faire une vedette de sa manifestation estivale. Sans l’avoir bien comprise, semble-t-il. Dans sa plaquette 2023 figurait une « esquisse pour la place du Commerce Nantes © LVAN » représentant les six personnages de The Humans alignés dans un ordre qui n’est pas celui prévu par leur créateur. Et elles y étaient décrites dans un ordre encore différent, avec des commentaires qui montrent qu’il n’avait rien pigé : du pur délayage. Serait-ce pour cela que ces statues ont, comme dit Le Voyage à Nantes, « un drôle d’air perplexe et affligé » ?

Quelqu’un a dû expliquer leur erreur aux collaborateurs de Jean Blaise puisque finalement, les six personnages ont été installés dans le « bon » ordre sur la place du Commerce. Et Presse Océan a enfin raconté le 11 août le vrai sens de l’œuvre, une allégorie de l’évolution en six étapes, depuis les temps géologiques jusqu’aux temps technologiques : « Il y a d’abord Rock qui symbolise la création de la Terre, puis Half Fish Half Monkey qui représente la création de la vie », etc.

Mais pourquoi Jean Blaise tenait-il à exposer Olaf Breuning ? Celui-ci « produit une œuvre hétéroclite », assure LVAN. C’est le moins qu’on puisse dire. Cet artiste d’origine suisse pratique assidûment la photographie (sa discipline initiale), le dessin, la peinture, la sculpture, la vidéo, etc. avec une créativité et une variété d’inspiration étourdissantes, pimentées d’un certain goût pour les blagues potaches. Son site web le montre très bien. Mais à force de diversité, il manque d’un style propre, immédiatement reconnaissable. À 53 ans, malgré une production colossale, il n’est considéré comme un artiste majeur dans aucun domaine. Si ses œuvres passent parfois en vente publique, il s’agit surtout de photographies vendues quelques centaines de dollars. Artprice le place au 88 740e rang des artistes les mieux cotés dans le monde (à titre de comparaison, parmi les artistes exposés à Nantes cet été, Ramette est classé 17 106e, Johan Creten 12 667e).

Un produit semi-industriel Made in China

Et pourquoi avoir acheté The Humans au lieu de commander une œuvre originale ? On l’a déjà signalé, cette installation n’est pas une nouveauté. Olaf Breuning a eu l’obligeance de raconter lui-même l’histoire de ces six effigies grotesques. Conçues en 2007 à New York, où il avait installé son atelier, elles ont été modelées au Portugal sous forme de maquettes en terre qui ont ensuite été envoyées en Chine afin que les personnages y soient sculptés à leur taille définitive, en trois exemplaires chacun dit son site web – en quatre, corrige-t-il aujourd’hui ‑ dans des blocs de marbre de Carrare. Comme European Thousand-Arms Classical Sculpture présenté cet été rue d’Orléans, il s’agit donc d’un produit international semi-industriel au bilan carbone sans doute catastrophique.

Peut-être un peu moins catastrophique qu’il n’y paraît, cependant. The Humans sont sculptés « en marbre de Carrare », Le Voyage à Nantes le confirme p. 32 de sa plaquette 2023. Mais les blocs de marbre ont-ils vraiment fait le voyage depuis les carrières de Toscane ? Certains carriers, fabricants de dallages et producteurs d’objets en pierre chinois n’hésitent pas à qualifier de « marbre de Carrare » un marbre blanc veiné de gris extrait dans la province chinoise du Guangxi. Il ne manquerait plus que Le Voyage de Nantes se soit fait refiler un faux marbre, par-dessus le marché !

Cette œuvre made in China a été réalisée à l’initiative d’un homme d’affaires portugais qui avait mis sur pied la filière de fabrication chinoise. Il a conservé le premier exemplaire, aujourd’hui installé à Melides (Portugal), dans un lotissement pour ultra-riches dont il est le promoteur. Deux exemplaires appartiendraient aujourd’hui l’un à un collectionneur grec, l’autre à une banque suisse. L’un d’eux, alors propriété d’un collectionneur danois, a été revendu aux enchères chez Bruus Rasmussen en 2018moyennant 350 000 couronnes danoises (environ 61 000 euros), frais inclus.

Le dernier exemplaire a été exposé en Suisse (2007) et à New York (2013). Dans le City Hall Park de Manhattan, il a recueilli pas mal de quolibets (les New-yorkais ne sont pas des tendres) mais révélé une qualité : il est propice aux selfies ! Resté néanmoins invendu, il était déposé depuis lors dans le jardin de l’artiste à Kerhonkson, un village sans âme de l’État de New York. C’est cet exemplaire, racheté directement à Olaf Breuning par Le Voyage à Nantes, qui a retraversé l’Atlantique pour s’installer en Bretagne.

Le Voyage à Nantes va-t-il braver la loi sur la laïcité ?

Maintenant que nous en sommes propriétaires, qu’allons-nous en faire ? Puisque The Humans sont censés rejoindre les œuvres « pérennes » du Voyage à Nantes, pourquoi ne pas les laisser sur la place du Commerce, tout simplement ? Peut-être bien à cause d’un vice originel. La quatrième statue de la série est intitulée Religion. Comme le dit Le Voyage à Nantes lui-même, elle représente « un croisé du Moyen Âge ». Et pour que nul n’en ignore, la statue est en forme de croix. C’est peut-être ce qui lui a valu d’être dégradée cet été (l’une des flèches enfoncées dans le corps du « croisé » a été brisée).

Ici, il faut rappeler l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’État : « Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions. » Montrer Religion place du Commerce pour la durée d’une exposition, oui. L’installer de manière pérenne, non*.

Le Voyage à Nantes n’en avait rien dit à Olaf Breuning, qui peine à le croire quand nous l’en informons. « You are kidding, right ? » s’étonne-t-il. Et après tout, il est bien possible que Le Voyage à Nantes n’ait découvert le loup qu’à retardement. En septembre 2022, pourtant, après des années de débats, la cour administrative d’appel de Nantes a exigé le retrait d’une statue de Saint-Michel placé sur une place publique des Sables-d’Olonne. Dès lors, Religion aurait dû être persona non grata à Nantes. C’est si évident qu’on est surpris que Jean Blaise ait pu l’oublier en signant le bon de commande.

Avec combien de chiffres, au fait, le bon de commande ? On ne voit pas du tout quelle logique artistico-touristique Le Voyage à Nantes a pu suivre en achetant ces Humans. Même s’il les a payés une bouchée de pain. Et d’ailleurs, les a-t-il seulement payés une bouchée de pain ? Légitime est cette question : Combien les Humans de la place du Commerce, dernier achat notoire de Jean Blaise au terme d’une longue carrière locale, ont-il coûté aux Nantais ?

Sven Jelure

  • Quoique, au 12 septembre, neuf jours après la fin du Voyage à Nantes, l’œuvre est toujours en place. Jean Blaise aime vivre dangereusementLe Post scriptum de midi : un lecteur nous signale que The Humans a quitté la place du Commerce ce 14 septembre. Apparemment très fâchée par notre article, une jeune dame du Voyage à Nantes qui supervise l’opération enjoint :
    – Dans l’avenir, demandez plutôt à ceux qui savent.
    – D’accord. Combien a coûté cette oeuvre ?
    – Ça, vous ne le saurez pas.
Combien coûte la statue de Breuning ? Si quelqu'un pouvait répondre...
Un déménagement apparemment bien préparé et une employée du Voyage à Nantes un peu agacée par la présence d’un de nos lecteurs.

Ça commence bien…

 

Le Voyage à Nantes, spécialiste de l’art de seconde main

Rectificatif : contrairement à ce qui a été dit ici, le concept dominant du Voyage à Nantes 2023 n’est pas celui de la statuaire. La manifestation guidée par Jean Blaise se veut plus ancrée que cela dans le conformisme du jour. Son concept majeur, cette année, est plutôt celui de la seconde main et du recyclé, voire du vide-grenier : rien de plus à la mode !

On a signalé ici en 2018 le côté « réchauffé » des œuvres de Philippe Ramette, qu’il s’agisse de l’Éloge du pas de côté, précédemment exposé à Paris dans une version réduite, ou de l’Éloge de la transgression, exposé sept ans plus tôt au musée Pompidou. « Pérennisées » par le Voyage à Nantes, ces deux œuvres sorties des remises ont trouvé une résidence définitive valorisante dans la cité des Ducs de Bretagne.

Jean Blaise et Philippe Ramette ont récidivé cette année, mais façon puzzle, avec l’Éloge du déplacement. Une œuvre portant le même titre est déjà installée à Nice depuis 2018, alors que le thème de l’homme qui pousse a été exploité, toujours en autoportrait de l’artiste, dans un Éloge du dépassement et celui du socle baladeur dans une statue exposé à la galerie Xippas de Paris en 2022. Le Voyage à Nantes ne se trouvera pas démuni après le départ de Jean Blaise car Ramette en a encore sous le pied : Éloge de la déambulation, Éloge du déséquilibre, etc.

Les quatre allégories exposées devant le palais de justice ont pour elles d’être bien locales : elles ont été conçues par le sculpteur nantais Amédée Ménard en hommage au ministre nantais Adolphe Billault et réalisée par la fonderie nantaise Voruz. Mais personne ne les prétendra nouvelles : elles datent du 19e siècle.

Déjà vu un peu partout

Moins anciennes, les œuvres de Johan Creten présentées cette année ne sont tout de même pas des nouveautés. Le Voyage à Nantes le signale honnêtement. La Mouche morte, hébergée dans une serre du Jardin des plantes, était l’un des volets de la série Bestiarium créée entre 2019 et 2022 ; avant Nantes, elle a fait sensation à Roubaix en 2022. La sculpture sans titre exposée dans une cour de la place de la Bourse est une réplique déjà ancienne d’une céramique « dont l’origine remonte à 1998 ». La Grande Colonne exposée à La Garenne Lemot, est certes un nouveau tirage en bronze mais reproduit une œuvre de 2010 « installée pendant une dizaine d’années au Middleheim Museum à Anvers ».

Le lecteur attentif aura aussi remarqué dans la plaquette du Voyage à Nantes que L’Homme pressé, impressionnant géant de fer de Thomas Houseago, posé dans le cours Cambronne car refusé par le passage Pommeraye, date de 2010-2011 et provient de la collection Pinault. On ajoutera qu’il a été exposé au Musée d’art moderne de Paris en 2019.

Le Voyage à Nantes est encore plus discret à propos de European Thousand-Arms Classical Sculpture, le pastiche spectaculaire signé Xu Zhen® exposé rue d’Orléans. Pourtant, comme on l’a déjà dit ici, ce n’est pas une œuvre originale conçue pour le Voyage à Nantes. Seule une légende de photo révèle qu’elle date de 2014. Produite en trois exemplaires, elle a été exposée en Chine et en Australie.

The Humans, d’Olaf Breuning, a plus de bouteille encore : l’œuvre date de 2007. Ces six petits humanoïdes posés place du Commerce ont un statut particulier en tant que dernière œuvre pérenne achetée par Le Voyage à Nantes sous le règne de Jean Blaise. Leur caractère « testamentaire » mérite qu’on s’y intéresse davantage. On y reviendra donc.

Sven Jelure

Après douze ans de réflexion, Le Voyage à Nantes penche côté statues

Douze ans de réflexion pour mettre des copies chinoises rue d'Orléans... Manquerait plus qu'ils mettent des schmurtz dans la fontaine de la place Royale.

Le Voyage à Nantes tient-il enfin un concept solide ? Après avoir dispersé ses budgets aux quatre vents, il a davantage concentré celui de 2023 sur les statues. Et même sur les statues rigolotes. Hélas, ce créneau est déjà fortement occupé par plusieurs villes d’Europe.

« Une fois n’est pas coutume, le Voyage à Nantes, parcours d’art contemporain dans la ville, se dote d’une thématique consacrée à la statuaire » : Le Nouvel Obs est si content de sa formule qu’il l’a ressortie pas moins de trois fois, en juillet (à propos du Voyage à Nantes et de Johanna Rolland) et en août. C’est vrai, le pot-pourri du Voyage à Nantes est, en 2023, davantage concentré autour des statues.

Jean Blaise a expliqué dans le livret de l’événement pourquoi il lui a fallu tant de temps pour accoucher de cette idée : « Chaque année, lors des séances de repérage […] notre équipe, les yeux au ciel, accroche le regard des statues qui habitent la ville, que nous ne voyons plus et qui pourtant la représentent un peu. » Étrange hommage au manque de clairvoyance de l’équipe qu’il s’apprête à quitter…

« Cambronne, colossal, est bien parti pour partir… mais il est immobile, là, dans le cours du même nom depuis 175 ans », ajoute l’encore patron du Voyage à Nantes. Que le cours ne soit « du même nom » que depuis 1936 importe peu. Plus étonnante est l’idée du général « bien parti pour partir » puisque sa statue le représente au 18 juin 1815, donc en fait bien parti pour y rester : la Garde meurt mais ne se rend pas.

Statues nantaises sans piédestal

Mais qu’importent les commentaires approximatifs, l’idée des statues nantaises descendues de leur piédestal est excellente. Un peu hermétique pour les visiteurs extérieurs sans doute, mais ce n’est pas très grave puisque le Voyage à Nantes, quelles qu’aient pu être ses ambitions, est largement nanto-nantais. Si la déclinaison laborieuse de Philippe Ramette (après l’Éloge du pas de côté, un Éloge du déplacement qui ne va pas bien loin) plombe un peu l’affaire, les pastiches en goguette d’Olivier Texier sont un quadruple clin d’œil sympathique.

La plupart des Nantais auront vu (ou alors, faites vite : Le Voyage à Nantes s’achève le 3 septembre) celle du général Cambronne attablé à la terrasse de La Cigale, place Graslin. Plus discrètes sont l’allégorie de la ville de Nantes, issue de la fontaine de la place Royale, installée à l’ombre devant le château, et la statue du général Mellinet, assis-debout sur un garde-corps de la rue des Deux-ponts. Quant à l’allégorie de la Loire, il faut vraiment la chercher pour la trouver puisqu’elle occupe la plage arrière d’un navibus.

À cet aimable quarteron, on ajoutera les masques de la collection Peignon, autre régional de l’étape, à la Maison de l’Immaculée, et La Mouche morte de Johan Creten, au Jardin des plantes : deux curiosités humoristiques magnifiées par leur lieu d’exposition. Et aussi, en ratissant large, European Thousand-Arms Classical Sculpture de MadeIn Company, qui recueille pas mal de commentaires rigolards rue d’Orléans, et les grotesques Humans d’Olaf Breuning, place du Commerce.

Comment sortir du lot

Le Voyage à Nantes, voué au tourisme, aurait-il trouvé la bonne martingale pour attirer les vacanciers en rupture de plage et de camping ? Cet étalage d’œuvres qui ne se prennent pas trop au sérieux et ne donnent pas mal à la tête peut amuser tous les publics. Cependant, son catalogue comprend aussi maintes œuvres plus ésotériques (Commedia, de Maen Florin, à l’hôtel de Briord…), solennelles (Je serais douce, de Sanam Khatibi, à la Psallette…) et/ou élitistes (Pistillus, de Marion Verboom, à Sainte-Croix…) qui polluent le concept.

Et surtout, le marché touristique européen est déjà bien occupé. Barcelone, Bratislava, Bruxelles, Dublin ou Tbilissi, par exemple, regorgent de statues amusantes ‑ et pérennes, elles. Nantes devra ramer longtemps pour les égaler.

À moins de trouver un concept nouveau ‑ un océan bleu comme on dit en marketing. Nantes Métropole tient à présenter le futur pont Anne-de-Bretagne comme un pont-belvédère, un pont-promenade, un pont-jardin,etc. Pourquoi pas aussi un pont-galerie d’art ? Hélas, la place est déjà prise par Prague avec le pont Charles et ses trente statues…

Sven Jelure

Les comptes de Royal de Luxe : du grand spectacle

Depuis mille ans, Royal de Luxe glisse vers une comptabilité qui tient plus de l'art contemporain que de la rigueur administrative

Les spectacles de Royal de Luxe sont devenus rares. Mais chaque année, depuis que l’association s’est résignée à les publier conformément à la loi (quoique toujours en plein mois d’août, avec quelques semaines de retard), ses comptes sont un sujet d’émerveillement.

Combien valent les grosses machines de spectacle de Royal de Luxe – El Xolo, le Bull Machin, les géants d’autrefois qui doivent bien être rangés quelque part, les cabestans et les filins, etc. ? Vous donnez votre langue aux chiens ?
La réponse est : 13 906 euros à fin 2022.
Telle est la somme inscrite dans le bilan de l’association, certifié par son commissaire aux comptes, publié samedi au Journal officiel.

Outre l’amortissement comptable, plusieurs explications théoriques sont possibles : l’association omet de capitaliser ses travaux faits pour elle-même, le propriétaire du Bull Machin est en réalité quelqu’un d’autre, la grosse mécanique ne vaut pas plus cher que de la camelote, etc. Mais c’est tout de même une bizarrerie.

Il y en a d’autres. Par exemple, du côté des pertes et profits. En 2020, la troupe n’a pratiquement rien fait : 12 676 euros de prestations facturées. En 2021, pas grand chose : 142 703 euros (pour un petit spectacle à Calais, apparemment). En 2022, beaucoup plus : 1 312 459 euros. Cette multiplication par 9 est due bien sûr au Bull Machin de Villeurbanne, spectacle vendu à Villeurbanne en septembre dernier. Or, si l’on regarde le bas du compte d’exploitation, Royal de Luxe a gagné 13 463 euros en 2020, perdu 4 877 euros en 2021 et… perdu à nouveau 173 048 euros en 2022.

Plus la troupe facture de spectacles, plus elle est dans le rouge, ce qui ne pousse guère à travailler ! À ce jour, ce n’est pas grave : à force de ne pas faire grand chose tout en touchant quand même des subventions, Royal de Luxe a fait des économies. Il lui restait 629 367 euros en caisse fin 2022. De quoi voir venir, mais c’était quand même un tiers de moins qu’à fin 2021.

Un grand boum des salaires

La question des rémunérations n’est pas moins mystérieuse. En 2021, Royal de Luxe a employé (comme permanents ou comme intermittents) 46 personnes. En 2022, 70 personnes (+ 52 %). Normal : il a fallu renforcer les effectifs pour Villeurbanne. Pourtant, les intermittents y ont sans doute été employés moins longtemps puisque, sur l’année, l’effectif de la troupe est resté stable : 8 « équivalents temps plein » (ETP), dont 5 employés et 3 cadres, comme en 2021. Or le montant des salaires, lui, a fait un bond colossal. De 415 499 euros hors charges patronales en 2021, il est passé à 1 134 315 euros en 2022 (+ 173 %). C’est-à-dire que le salaire brut moyen annualisé aurait bondi de 51 937 euros en 2021, ce qui est déjà coquet, à 141 789 euros par tête de pipe en 2022 !

Pour expliquer cette bizarrerie-là, se pourrait-il que certains privilégiés aient été beaucoup mieux servis que d’autres ? Voici d’où vient ce noir soupçon. La loi prévoit que les comptes doivent indiquer la rémunération globale des trois plus hauts dirigeants de l’association. Or les comptes 2022 laissent en blanc cette rubrique, p. 19, avec cette explication : « En application du principe du respect du droit des personnes, cette information n’est pas toujours servie, car elle aurait pour effet indirect de fournir des renseignements à caractère individuel ».

Le « principe du respect du droit des personnes » a bon dos : la loi est la loi, et elle prévoit cette publication. Il est vrai que beaucoup d’associations riches ont les mêmes pudeurs illégales. Mais le plus bizarre est que… l’information refusée p. 19 a été donnée p. 12 ! Les trois plus hauts dirigeants de Royal de Luxe ont perçu ensemble 237 590,66 euros en 2022. C’est 56 % de plus qu’en 2021 (151 990,67 euros). Une belle augmentation. Pourtant, loin d’expliquer le mystère des salaires moyens, elle l’épaissit : ces rémunérations sont en moyenne très inférieures à la moyenne des ETP indiquée ci-dessus, comme si les intermittents du spectacle étaient beaucoup mieux payés que les grands chefs à plumes.

Cotisations minimes en chute, subventions stables à haut niveau

Parmi les autres variations énormes des comptes de Royal de Luxe d’une année sur l’autre, on note la chute de 100 % des cotisations. L’association ne fait même plus semblant d’en être une : elle avait perçu 4 euros de cotisations en 2021, elle n’a pas eu un centime en 2022 !

À l’inverse, les subventions – versées surtout par Nantes Métropole – montrent une belle stabilité. Leur montant a été identique en 2021 et en 2022 : 821 156 euros. S’y ajoutent, comme chaque année, 96 717 euros de prestations en nature pour la mise à disposition gracieuse d’une ancienne usine du Bas-Chantenay. Cette générosité n’empêchera pas Johanna Rolland d’honorer en plus une facture de 1,27 million d’euros pour la création d’un « nouveau » spectacle à Nantes-Saint-Herblain dans quelques semaines.

Sven Jelure

Hyper sensible au musée d’arts de Nantes : ceci n’est pas une exposition

Hyper sensible au soleil ?

L’exposition sur l’hyperréalisme visible au musée d’arts de Nantes jusqu’au 3 septembre révèle en creux les faux-semblants et les obscurités d’un courant artistique largement fabriqué, plus conceptuel que réel. L’occasion de découvrir enfin cette vérité cachée depuis l’Origine du monde : l’art peut viser à représenter le réel et, ce faisant, susciter les mêmes émotions que lui.

« C’est très ressemblant », jauge madame.
« Ressemblant à quoi ? » répond mademoiselle, 12 ans à tout casser.

Reste d’objectivité enfantine, début de rébellion adolescente ? En tout cas, la demoiselle met le doigt sur un aspect fâcheux de l’exposition Hyper sensible. Un regard sur la sculpture hyperréaliste, visible au musée d’arts de Nantes jusqu’au 3 septembre : elle ressemble beaucoup au même genre de regard posé sur le même genre de sculpture voici seulement quelques mois, du 8 septembre 2022 au 5 mars 2023, au musée Maillol de Paris sous le titre Hyperréalisme – ceci n’est pas un corps. La même exposition avait précédemment fait halte à Lyon et dans plusieurs villes d’Europe.

Le musée d’arts pousse la ressemblance jusqu’à évoquer dès l’entrée « la sculpture hyperréaliste, née aux États-Unis dans les années 1960 » alors que le musée Maillol affirmait : « L’hyperréalisme est un courant artistique apparu dans les années 1960 aux États-Unis ». Raccourci plus que discutable. À l’époque, les sculpteurs américains aujourd’hui rangés parmi les hyperréalistes sont en fait qualifiés de « photoréalistes » : leur travail vise à la précision de la photo. Parfois, il reproduit littéralement les détails fixés sur la pellicule. Certains critiques américains parlent, en français dans le texte, de « trompe-l’œil ».

Si une école se cherchait alors face à l’art abstrait, à l’expressionisme social ou au réalisme socialiste, c’était le « Nouveau réalisme ». Un Manifeste du nouveau réalisme avait même été publié en 1960 avec l’aval de célébrités comme Arman, Klein ou Tinguely. Des expositions explicitement labellisées « Nouveau réalisme » étaient organisées en France et aux États-Unis.

Une affaire de marchands

Et si l’on tient à désigner un acte fondateur de l’hyperréalisme, il ne se situe ni aux États-Unis ni dans les années 1960 : c’est une exposition organisée à Bruxelles en 1973 par le galeriste Isy Brachot. L’hyperréalisme est finalement un label de marchands. « Lorsqu’une nouvelle école apparaît, les critiques d’art qui apprennent les choses sur le tard sont heureux : ils pensent avoir repéré, déniché et catalogué une tendance de l’Art Moderne », ricanait à l’époque l’anthropologue Bernard Mérigot. « Au pire, ils décrètent qu’il s’agit d’une mode. Sur ce « mode », on démontre sans s’interroger plus avant, que la raison de ce subit intérêt, c’est ‑ comme on dit ‑ que c’est dans l’air. Donc, l’hyperréalisme est dans l’air(1). »

Il y a été, il n’y était plus, il y revient. Chercherait-on à réinventer aujourd’hui une tendance artistique, voire à sortir de vieilles gloires du classique purgatoire commercial post-mortem ? « L’évènement tente de constituer une école d’artistes », soupçonne Yaël Hirsch à propos de l’exposition Hyperréalisme de Paris. « Particulièrement au Musée Maillol, l’exposition hyperréalisme parvient à nous convaincre qu’il existe un courant artistique méconnu et qu’il est important », poursuit la directrice de Toute la culture, qu’on sent pourtant modérément convaincue(2). « Reste à parier que l’évènement fera date et école… », ajoutait-elle. Bien vu ! Nantes n’a pas tardé à saisir la main tendue.

Tout en reconnaissant le charme de plusieurs œuvres (« on se laisse saisir comme par des humains » ‑ eh oui, l’objet veut procurer la même émotion que le réel) Yaël Hirsch note des « clins d’œil » vers l’abstrait, le surréalisme et même le difforme. Que n’aurait-elle pas dit en visitant le patio du musée nantais ! La trentaine d’œuvres qu’il héberge forme un assemblage très disparate. Il n’y a rien de commun, rien du tout, entre l’Amber de John de Andrea, jolie blonde en tenue d’Ève, et l’installation Excentrique de Daniel Firman.

Cette dernière représente une pyramide humaine (dont les neuf personnages auraient paraît-il été moulés sur le corps de l’artiste), mais de ces « humains » on ne voit rien d’autre que les formes dissimulées sous des anoraks, des pantalons, des bonnets : « les visages par lesquels advient la rencontre sont ici dissimulés – pour mieux attester de l’énergie du collectif », assure un critique miséricordieux. Elle ressemble « à un gros gag réalisé avec des mannequins des Galeries Lafayette réformés », corrige un autre, dont on taira le nom.

Duane Hanson en majesté

Entre les deux, la Flea Market Lady de Duane Hanson (1925-1996). Le travail matériel de l’artiste a consisté à confectionner avec de la résine un visage, deux avant-bras et deux jambes, soit une partie minoritaire de l’œuvre ; pour le reste, le corps de la grosse dame est couvert de vêtements et environné d’objets provenant sans doute d’un vide-grenier authentique ‑ non pas hyperréel mais réel tout court. Inévitablement, l’installation fait penser aux personnages de cire mis en scène par Madame Tussauds et le musée Grévin. Simplement, la vedette est ici une mémère en surpoids et pas la reine d’Angleterre.

Est-elle moins touchante pour autant ? Pas forcément. « Il est toujours fascinant de regarder le public au contact des œuvres de Hanson, d’assister à cet inévitable moment « waouh » », note l’écrivain Douglas Coupland(3). « Elles semblent faites sur mesure pour notre époque. En fait, pourrait-il exister une œuvre qui soit plus propice aux selfies [« selfie-friendly »] que celle de Hanson ? ». Si cette matrone affalée sur son fauteuil pliant est une œuvre d’art, pourquoi pas mon auto-portrait au smartphone ?

Or la « dame du marché aux puces » joue un rôle essentiel ici. C’est l’œuvre par laquelle le musée d’arts légitime son initiative : il est la « seule collection publique française à conserver une sculpture de l’artiste américain Duane Hanson », classiquement cité comme l’un des maîtres de l’hyperréalisme. Cette sculpture de 1990, acquise par le musée en 2011(4), est même l’œuvre la plus célèbre de Duane Hanson. Il en a fabriqué et vendu quatre exemplaires, différenciés par l’accoutrement de la dame et le bric-à-brac qu’elle propose aux chalands. (L’exemplaire de Nantes est probablement le numéro deux, mais le compte n’est pas garanti.) Chaque passage de l’un d’eux en vente publique, chaque exposition dans une galerie, accroît la notoriété collective des quatre. Celui à la visière jaune, censé être la tête de série, aurait été adjugé 275 000 dollars chez Phillips en 2019.

Les contours flous de l’hyperréalisme

À fouiller dans ses réserves, le musée aurait pu retrouver aussi une œuvre de Daniel Spoerri, l’Hommage au jardin d’hiver de la baronne Salomon de Rothschild, qu’il a exposée en 2019 à l’occasion de l’exposition Saveurs d’artistes, dans la cuisine des peintres. Ces reliefs de repas collés sur des tables de bridge auraient été assez raccord avec le thème du patio 2023. D’ailleurs, comme Duane Hanson, et même plus que ce dernier, Spoerri a parsemé son œuvre d’objets glanés sur les marchés aux puces. Hélas, il était aussi l’un des hérauts autoproclamés du « Nouveau réalisme » cité plus haut. Le frotter aux hyperréalistes aurait souligné le flou de l’appellation.

Circonstance aggravante : l’une de ses œuvres les plus connues est basée sur un reste de repas de Marcel Duchamp, et évoquer une éventuelle filiation entre le ready-made ou l’art conceptuel et l’hyperréalisme aurait été de mauvais goût. Pourtant, quand on expose à Nantes le bout d’une chaussure dépassant d’un tas de serviettes, œuvre de Saana Murti, n’est-ce pas du ready-made ? Eh bien, non, c’est quand même de l’hyperréalisme… car le tout est parfaitement imité en céramique !

Les onze artistes exposés à Nantes, Gilles Barbier, Berlinde De Bruyckere, John DeAndrea, Daniel Firman, Duane Hanson, Sam Jinks, Tony Matelli, Saana Murtti, Evan Penny, Marc Sijan, Tip Toland, ne sont pas tous hyperréalistes, contrairement à ce que dit Emmanuelle Jardonnet dans Le Monde. Sophie Lévy, directrice du musée d’arts, et Katell Jaffrès, commissaire de l’exposition, en conviennent : leur exposition « réunit des artistes dont l’œuvre est exclusivement hyperréaliste et d’autres qui en font usage de manière ponctuelle ou partielle ». Il est prudent de le dire. Les Nantais pourraient se souvenir des œuvres lumineuses de Daniel Firman exposées au théâtre Graslin et au sous-sol du Carré Feydeau pour le Voyage à Nantes 2018, que nul n’aurait considérées comme « hyperréalistes ».

Inversement beaucoup de ceux qui ont été qualifiés d’hyperréalistes à un moment ou un autre, dans les années 1970 ou depuis lors (Robert Bechtle, Maurizio Cattelan, Eric Christensen, Chuck Close, Robert Cottingham, Dirk Dzimirsky, Don Eddy, Richard Estes, Carole Feuerman, Frantz Gertsch, John-Mark Gleadow, Ralph Goings, Jean Olivier Hucleux, Allen Jones, Howard Kanovitz, Richard McLean, Ron Mueck, Patricia Piccinini, Gérard Schlosser, Bruno Schmeltz, George Segal, Alexander Volkov, Erwin Wurm, Sun Yuan, etc.), n’y sont pas. D’abord, l’exposition est limitée aux sculpteurs, et surtout le regard ne peut voir partout.

Œuvres hyperréalistes, visiteurs hyperconceptuels

En tout état de cause, l’art n’a pas attendu les années 1960 pour tenter des représentations minutieuses de la réalité. Très hyperréalistes, dans le fond, sont les animaux de Lascaux exploitant les formes naturelles de la roche, les huit mille soldats en terre cuite peinte enterrés avec l’empereur Qin Shi Huang voici vingt-deux siècles, les statues polychromes de l’Antiquité gréco-romaine ou les épouvantails agricoles d’autrefois munis d’un balai et coiffés d’un chapeau. Et plus encore, évidemment, l’immense phalange des œuvres religieuses, en particulier des Christ en croix : des générations d’artistes ont cherché à représenter avec un maximum de vérité la souffrance du supplicié, y compris parfois avec des ronces cueillies dans la haie et les clous du maréchal-ferrant.

Ce qui change au fil des siècles, ce sont surtout les techniques disponibles Le but, lui, est toujours le même : susciter la même émotion que la réalité. Pygmalion tombe amoureux de sa statue, le chrétien tombe à genoux devant la crucifixion – et les oiseaux s’enfuient à tire-d’aile devant l’épouvantail.

Aussi le musée d’arts ne se prive-t-il pas d’apposer à côté de ces œuvres très matérielles des cartels qui invitent aux débordements sentimentaux et imaginatifs. « Il ne reste plus que l’absence d’un corps qui a laissé derrière lui ces objets abandonnés, écrit-il à propos de la chaussure sous les serviettes de Saana Murti, mille histoires restent à inventer, à partir des vestiges d’une présence volatilisée » : de l’art de se faire des nœuds au cerveau sans nécessité. « Quand l’exposition montrée à Maillol détaillait les grandes typologies du genre (…), l’exposition nantaise se fait plus philosophique, comme pour faire écho à l’hypersensibilité exprimée par les œuvres », remarque Emmanuelle Jardonnet, peut-être légèrement ironique.

À voir quand même

Une exposition à fuir, donc ? Mais non, pas du tout ! Pour un musée des beaux-arts de province, qui plus est privé désormais de « beaux », faire du chiffre n’est pas facile. Un peu de racolage, un peu de poudre aux yeux, un peu de nudité aident à attirer le bon peuple, quitte à endurer quelques sarcasmes (voir ci-dessus). Sophie Lévy l’avait déjà fait habilement en 2018 avec Le Scandale impressionniste, peu impressionniste et encore moins scandaleux, mais vendeur. Cette fois, sa communication met en avant la charmante Amber – presque de la publicité mensongère, mais efficace.

Soyons honnête : il y a tout de même plein de choses à voir en plus d’Amber. Par exemple, les mauvaises herbes de Tony Martelli, parfaitement imitées, qui jaillissent des plinthes du patio comme partout sur les trottoirs nantais : en voilà de l’art inspiré de la réalité !

Il y a aussi le public. Étonnantes, cocasses ou instructives, on espère que ses réactions sont discrètement observées par les chercheurs d’un labo de sciences cognitives, ou alors c’est vraiment du gâchis. On pourra aussi s’amuser à rechercher parmi le gros contingent de gardiens plantés autour de l’exposition ceux qui sont en fait des statues hyperréalistes.

« Ron Mueck » à la Fondation Cartier – 8 juin-5 novembre 2023

Enfin, en sortant du musée l’esprit ouvert à cette école qui n’en est pas vraiment une, si vous voulez vraiment voir une expo hyperréaliste avec un vrai moment « waouh » garanti, offrez-vous une visite de l’exposition Ron Mueck à la Fondation Cartier, 261 boulevard Raspail à Paris, jusqu’au 5 novembre.

 

Sven Jelure

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(1) Bernard Mérigot, « De l’hyperréalisme, de l’objet et du réel en psychanalyse », Les Cahiers de l’Art concret, décembre 1972.

(2) Elle n’est pas la seule, évidemment. Jean-Pierre Dalbéra est plus sévère : « D’autres artistes européens moins connus figurent dans l’exposition mais pourquoi les classer parmi les sculpteurs hyperréalistes alors que ces techniques sont aujourd’hui plus largement diffusées et accessibles que dans les années 1960 ? C’est à la catégorie de l’art conceptuel que l’on fait référence plutôt qu’à l’hyperréalisme. Cette forme a indéniablement marqué une étape dans l’histoire de l’art après le pop art, elle n’est plus guère pertinente à l’heure de l’art numérique et de l’intelligence artificielle. »

(3) Douglas Coupland, « Duane Hanson: ‘An artist tailor-made for the age of the selfie’ », The Guardian, 26 mai 2015. Selon Coupland, la technique de Duane Hanson n’est pas un hyperrealism mais une realness, « terme utilisé par les drag queens dans les concours d’archétypes : femme blanche riche habillée pour le déjeuner, lycéens footballers se préparant à la photo de classe annuelle » ‑ l’archétype, universel, ne devant pas être confondu avec le stéréotype, exagération temporaire.

(4) On trouvera la composition exacte de l’œuvre, articles de vide-grenier compris, sur https://www.navigart.fr/museedartsdenantes/artwork/110000000070670