Le Voyage à Nantes tient-il enfin un concept solide ? Après avoir dispersé ses budgets aux quatre vents, il a davantage concentré celui de 2023 sur les statues. Et même sur les statues rigolotes. Hélas, ce créneau est déjà fortement occupé par plusieurs villes d’Europe.
« Une fois n’est pas coutume, le Voyage à Nantes, parcours d’art contemporain dans la ville, se dote d’une thématique consacrée à la statuaire » : Le Nouvel Obs est si content de sa formule qu’il l’a ressortie pas moins de trois fois, en juillet (à propos du Voyage à Nantes et de Johanna Rolland) et en août. C’est vrai, le pot-pourri du Voyage à Nantes est, en 2023, davantage concentré autour des statues.
Jean Blaise a expliqué dans le livret de l’événement pourquoi il lui a fallu tant de temps pour accoucher de cette idée : « Chaque année, lors des séances de repérage […] notre équipe, les yeux au ciel, accroche le regard des statues qui habitent la ville, que nous ne voyons plus et qui pourtant la représentent un peu. » Étrange hommage au manque de clairvoyance de l’équipe qu’il s’apprête à quitter…
« Cambronne, colossal, est bien parti pour partir… mais il est immobile, là, dans le cours du même nom depuis 175 ans », ajoute l’encore patron du Voyage à Nantes. Que le cours ne soit « du même nom » que depuis 1936 importe peu. Plus étonnante est l’idée du général « bien parti pour partir » puisque sa statue le représente au 18 juin 1815, donc en fait bien parti pour y rester : la Garde meurt mais ne se rend pas.
Statues nantaises sans piédestal
Mais qu’importent les commentaires approximatifs, l’idée des statues nantaises descendues de leur piédestal est excellente. Un peu hermétique pour les visiteurs extérieurs sans doute, mais ce n’est pas très grave puisque le Voyage à Nantes, quelles qu’aient pu être ses ambitions, est largement nanto-nantais. Si la déclinaison laborieuse de Philippe Ramette (après l’Éloge du pas de côté, un Éloge du déplacement qui ne va pas bien loin) plombe un peu l’affaire, les pastiches en goguette d’Olivier Texier sont un quadruple clin d’œil sympathique.
La plupart des Nantais auront vu (ou alors, faites vite : Le Voyage à Nantes s’achève le 3 septembre) celle du général Cambronne attablé à la terrasse de La Cigale, place Graslin. Plus discrètes sont l’allégorie de la ville de Nantes, issue de la fontaine de la place Royale, installée à l’ombre devant le château, et la statue du général Mellinet, assis-debout sur un garde-corps de la rue des Deux-ponts. Quant à l’allégorie de la Loire, il faut vraiment la chercher pour la trouver puisqu’elle occupe la plage arrière d’un navibus.
À cet aimable quarteron, on ajoutera les masques de la collection Peignon, autre régional de l’étape, à la Maison de l’Immaculée, et La Mouche morte de Johan Creten, au Jardin des plantes : deux curiosités humoristiques magnifiées par leur lieu d’exposition. Et aussi, en ratissant large, European Thousand-Arms Classical Sculpture de MadeIn Company, qui recueille pas mal de commentaires rigolards rue d’Orléans, et les grotesques Humans d’Olaf Breuning, place du Commerce.
Comment sortir du lot
Le Voyage à Nantes, voué au tourisme, aurait-il trouvé la bonne martingale pour attirer les vacanciers en rupture de plage et de camping ? Cet étalage d’œuvres qui ne se prennent pas trop au sérieux et ne donnent pas mal à la tête peut amuser tous les publics. Cependant, son catalogue comprend aussi maintes œuvres plus ésotériques (Commedia, de Maen Florin, à l’hôtel de Briord…), solennelles (Je serais douce, de Sanam Khatibi, à la Psallette…) et/ou élitistes (Pistillus, de Marion Verboom, à Sainte-Croix…) qui polluent le concept.
Et surtout, le marché touristique européen est déjà bien occupé. Barcelone, Bratislava, Bruxelles, Dublin ou Tbilissi, par exemple, regorgent de statues amusantes ‑ et pérennes, elles. Nantes devra ramer longtemps pour les égaler.
Les spectacles de Royal de Luxe sont devenus rares. Mais chaque année, depuis que l’association s’est résignée à les publier conformément à la loi (quoique toujours en plein mois d’août, avec quelques semaines de retard), ses comptes sont un sujet d’émerveillement.
Combien valent les grosses machines de spectacle de Royal de Luxe – El Xolo, le Bull Machin, les géants d’autrefois qui doivent bien être rangés quelque part, les cabestans et les filins, etc. ? Vous donnez votre langue aux chiens ?
La réponse est : 13 906 euros à fin 2022.
Telle est la somme inscrite dans le bilan de l’association, certifié par son commissaire aux comptes, publié samedi au Journal officiel.
Outre l’amortissement comptable, plusieurs explications théoriques sont possibles : l’association omet de capitaliser ses travaux faits pour elle-même, le propriétaire du Bull Machin est en réalité quelqu’un d’autre, la grosse mécanique ne vaut pas plus cher que de la camelote, etc. Mais c’est tout de même une bizarrerie.
Il y en a d’autres. Par exemple, du côté des pertes et profits. En 2020, la troupe n’a pratiquement rien fait : 12 676 euros de prestations facturées. En 2021, pas grand chose : 142 703 euros (pour un petit spectacle à Calais, apparemment). En 2022, beaucoup plus : 1 312 459 euros. Cette multiplication par 9 est due bien sûr au Bull Machin de Villeurbanne, spectacle vendu à Villeurbanne en septembre dernier. Or, si l’on regarde le bas du compte d’exploitation, Royal de Luxe a gagné 13 463 euros en 2020, perdu 4 877 euros en 2021 et… perdu à nouveau 173 048 euros en 2022.
Plus la troupe facture de spectacles, plus elle est dans le rouge, ce qui ne pousse guère à travailler ! À ce jour, ce n’est pas grave : à force de ne pas faire grand chose tout en touchant quand même des subventions, Royal de Luxe a fait des économies. Il lui restait 629 367 euros en caisse fin 2022. De quoi voir venir, mais c’était quand même un tiers de moins qu’à fin 2021.
Un grand boum des salaires
La question des rémunérations n’est pas moins mystérieuse. En 2021, Royal de Luxe a employé (comme permanents ou comme intermittents) 46 personnes. En 2022, 70 personnes (+ 52 %). Normal : il a fallu renforcer les effectifs pour Villeurbanne. Pourtant, les intermittents y ont sans doute été employés moins longtemps puisque, sur l’année, l’effectif de la troupe est resté stable : 8 « équivalents temps plein » (ETP), dont 5 employés et 3 cadres, comme en 2021. Or le montant des salaires, lui, a fait un bond colossal. De 415 499 euros hors charges patronales en 2021, il est passé à 1 134 315 euros en 2022 (+ 173 %). C’est-à-dire que le salaire brut moyen annualisé aurait bondi de 51 937 euros en 2021, ce qui est déjà coquet, à 141 789 euros par tête de pipe en 2022 !
Pour expliquer cette bizarrerie-là, se pourrait-il que certains privilégiés aient été beaucoup mieux servis que d’autres ? Voici d’où vient ce noir soupçon. La loi prévoit que les comptes doivent indiquer la rémunération globale des trois plus hauts dirigeants de l’association. Or les comptes 2022 laissent en blanc cette rubrique, p. 19, avec cette explication : « En application du principe du respect du droit des personnes, cette information n’est pas toujours servie, car elle aurait pour effet indirect de fournir des renseignements à caractère individuel ».
Le « principe du respect du droit des personnes » a bon dos : la loi est la loi, et elle prévoit cette publication. Il est vrai que beaucoup d’associations riches ont les mêmes pudeurs illégales. Mais le plus bizarre est que… l’information refusée p. 19 a été donnée p. 12 ! Les trois plus hauts dirigeants de Royal de Luxe ont perçu ensemble 237 590,66 euros en 2022. C’est 56 % de plus qu’en 2021 (151 990,67 euros). Une belle augmentation. Pourtant, loin d’expliquer le mystère des salaires moyens, elle l’épaissit : ces rémunérations sont en moyenne très inférieures à la moyenne des ETP indiquée ci-dessus, comme si les intermittents du spectacle étaient beaucoup mieux payés que les grands chefs à plumes.
Cotisations minimes en chute, subventions stables à haut niveau
Parmi les autres variations énormes des comptes de Royal de Luxe d’une année sur l’autre, on note la chute de 100 % des cotisations. L’association ne fait même plus semblant d’en être une : elle avait perçu 4 euros de cotisations en 2021, elle n’a pas eu un centime en 2022 !
L’exposition sur l’hyperréalisme visible au musée d’arts de Nantes jusqu’au 3 septembre révèle en creux les faux-semblants et les obscurités d’un courant artistique largement fabriqué, plus conceptuel que réel. L’occasion de découvrir enfin cette vérité cachée depuis l’Origine du monde : l’art peut viser à représenter le réel et, ce faisant, susciter les mêmes émotions que lui.
« C’est très ressemblant », jauge madame.
« Ressemblant à quoi ? » répond mademoiselle, 12 ans à tout casser.
Reste d’objectivité enfantine, début de rébellion adolescente ? En tout cas, la demoiselle met le doigt sur un aspect fâcheux de l’exposition Hyper sensible. Un regard sur la sculpture hyperréaliste, visible au musée d’arts de Nantes jusqu’au 3 septembre : elle ressemble beaucoup au même genre de regard posé sur le même genre de sculpture voici seulement quelques mois, du 8 septembre 2022 au 5 mars 2023, au musée Maillol de Paris sous le titre Hyperréalisme – ceci n’est pas un corps. La même exposition avait précédemment fait halte à Lyon et dans plusieurs villes d’Europe.
Si une école se cherchait alors face à l’art abstrait, à l’expressionisme social ou au réalisme socialiste, c’était le « Nouveau réalisme ». Un Manifeste du nouveau réalisme avait même été publié en 1960 avec l’aval de célébrités comme Arman, Klein ou Tinguely. Des expositions explicitement labellisées « Nouveau réalisme » étaient organisées en France et aux États-Unis.
Une affaire de marchands
Et si l’on tient à désigner un acte fondateur de l’hyperréalisme, il ne se situe ni aux États-Unis ni dans les années 1960 : c’est une exposition organisée à Bruxelles en 1973 par le galeriste Isy Brachot. L’hyperréalisme est finalement un label de marchands. « Lorsqu’une nouvelle école apparaît, les critiques d’art qui apprennent les choses sur le tard sont heureux : ils pensent avoir repéré, déniché et catalogué une tendance de l’Art Moderne », ricanait à l’époque l’anthropologue Bernard Mérigot. « Au pire, ils décrètent qu’il s’agit d’une mode. Sur ce « mode », on démontre sans s’interroger plus avant, que la raison de ce subit intérêt, c’est ‑ comme on dit ‑ que c’est dans l’air. Donc, l’hyperréalisme est dans l’air(1). »
Il y a été, il n’y était plus, il y revient. Chercherait-on à réinventer aujourd’hui une tendance artistique, voire à sortir de vieilles gloires du classique purgatoire commercial post-mortem ? « L’évènement tente de constituer une école d’artistes », soupçonne Yaël Hirsch à propos de l’exposition Hyperréalisme de Paris. « Particulièrement au Musée Maillol, l’exposition hyperréalisme parvient à nous convaincre qu’il existe un courant artistique méconnu et qu’il est important », poursuit la directrice de Toute la culture, qu’on sent pourtant modérément convaincue(2). « Reste à parier que l’évènement fera date et école… », ajoutait-elle. Bien vu ! Nantes n’a pas tardé à saisir la main tendue.
Tout en reconnaissant le charme de plusieurs œuvres (« on se laisse saisir comme par des humains » ‑ eh oui, l’objet veut procurer la même émotion que le réel) Yaël Hirsch note des « clins d’œil » vers l’abstrait, le surréalisme et même le difforme. Que n’aurait-elle pas dit en visitant le patio du musée nantais ! La trentaine d’œuvres qu’il héberge forme un assemblage très disparate. Il n’y a rien de commun, rien du tout, entre l’Amber de John de Andrea, jolie blonde en tenue d’Ève, et l’installation Excentrique de Daniel Firman.
Cette dernière représente une pyramide humaine (dont les neuf personnages auraient paraît-il été moulés sur le corps de l’artiste), mais de ces « humains » on ne voit rien d’autre que les formes dissimulées sous des anoraks, des pantalons, des bonnets : « les visages par lesquels advient la rencontre sont ici dissimulés – pour mieux attester de l’énergie du collectif », assure un critique miséricordieux. Elle ressemble « à un gros gag réalisé avec des mannequins des Galeries Lafayette réformés », corrige un autre, dont on taira le nom.
Duane Hanson en majesté
Entre les deux, la Flea Market Lady de Duane Hanson (1925-1996). Le travail matériel de l’artiste a consisté à confectionner avec de la résine un visage, deux avant-bras et deux jambes, soit une partie minoritaire de l’œuvre ; pour le reste, le corps de la grosse dame est couvert de vêtements et environné d’objets provenant sans doute d’un vide-grenier authentique ‑ non pas hyperréel mais réel tout court. Inévitablement, l’installation fait penser aux personnages de cire mis en scène par Madame Tussauds et le musée Grévin. Simplement, la vedette est ici une mémère en surpoids et pas la reine d’Angleterre.
Est-elle moins touchante pour autant ? Pas forcément. « Il est toujours fascinant de regarder le public au contact des œuvres de Hanson, d’assister à cet inévitable moment « waouh » », note l’écrivain Douglas Coupland(3). « Elles semblent faites sur mesure pour notre époque. En fait, pourrait-il exister une œuvre qui soit plus propice aux selfies [« selfie-friendly »] que celle de Hanson ? ». Si cette matrone affalée sur son fauteuil pliant est une œuvre d’art, pourquoi pas mon auto-portrait au smartphone ?
Or la « dame du marché aux puces » joue un rôle essentiel ici. C’est l’œuvre par laquelle le musée d’arts légitime son initiative : il est la « seule collection publique française à conserver une sculpture de l’artiste américain Duane Hanson », classiquement cité comme l’un des maîtres de l’hyperréalisme. Cette sculpture de 1990, acquise par le musée en 2011(4), est même l’œuvre la plus célèbre de Duane Hanson. Il en a fabriqué et vendu quatre exemplaires, différenciés par l’accoutrement de la dame et le bric-à-brac qu’elle propose aux chalands. (L’exemplaire de Nantes est probablement le numéro deux, mais le compte n’est pas garanti.) Chaque passage de l’un d’eux en vente publique, chaque exposition dans une galerie, accroît la notoriété collective des quatre. Celui à la visière jaune, censé être la tête de série, aurait été adjugé 275 000 dollars chez Phillips en 2019.
Les contours flous de l’hyperréalisme
À fouiller dans ses réserves, le musée aurait pu retrouver aussi une œuvre de Daniel Spoerri, l’Hommage au jardin d’hiver de la baronne Salomon de Rothschild, qu’il a exposée en 2019 à l’occasion de l’exposition Saveurs d’artistes, dans la cuisine des peintres. Ces reliefs de repas collés sur des tables de bridge auraient été assez raccord avec le thème du patio 2023. D’ailleurs, comme Duane Hanson, et même plus que ce dernier, Spoerri a parsemé son œuvre d’objets glanés sur les marchés aux puces. Hélas, il était aussi l’un des hérauts autoproclamés du « Nouveau réalisme » cité plus haut. Le frotter aux hyperréalistes aurait souligné le flou de l’appellation.
Circonstance aggravante : l’une de ses œuvres les plus connues est basée sur un reste de repas de Marcel Duchamp, et évoquer une éventuelle filiation entre le ready-made ou l’art conceptuel et l’hyperréalisme aurait été de mauvais goût. Pourtant, quand on expose à Nantes le bout d’une chaussure dépassant d’un tas de serviettes, œuvre de Saana Murti, n’est-ce pas du ready-made ? Eh bien, non, c’est quand même de l’hyperréalisme… car le tout est parfaitement imité en céramique !
Les onze artistes exposés à Nantes, Gilles Barbier, Berlinde De Bruyckere, John DeAndrea, Daniel Firman, Duane Hanson, Sam Jinks, Tony Matelli, Saana Murtti, Evan Penny, Marc Sijan, Tip Toland, ne sont pas tous hyperréalistes, contrairement à ce que dit Emmanuelle Jardonnet dans Le Monde. Sophie Lévy, directrice du musée d’arts, et Katell Jaffrès, commissaire de l’exposition, en conviennent : leur exposition « réunit des artistes dont l’œuvre est exclusivement hyperréaliste et d’autres qui en font usage de manière ponctuelle ou partielle ». Il est prudent de le dire. Les Nantais pourraient se souvenir des œuvres lumineuses de Daniel Firman exposées au théâtre Graslin et au sous-sol du Carré Feydeau pour le Voyage à Nantes 2018, que nul n’aurait considérées comme « hyperréalistes ».
Inversement beaucoup de ceux qui ont été qualifiés d’hyperréalistes à un moment ou un autre, dans les années 1970 ou depuis lors (Robert Bechtle, Maurizio Cattelan, Eric Christensen, Chuck Close, Robert Cottingham, Dirk Dzimirsky, Don Eddy, Richard Estes, Carole Feuerman, Frantz Gertsch, John-Mark Gleadow, Ralph Goings, Jean Olivier Hucleux, Allen Jones, Howard Kanovitz, Richard McLean, Ron Mueck, Patricia Piccinini, Gérard Schlosser, Bruno Schmeltz, George Segal, Alexander Volkov, Erwin Wurm, Sun Yuan, etc.), n’y sont pas. D’abord, l’exposition est limitée aux sculpteurs, et surtout le regard ne peut voir partout.
Œuvres hyperréalistes, visiteurs hyperconceptuels
En tout état de cause, l’art n’a pas attendu les années 1960 pour tenter des représentations minutieuses de la réalité. Très hyperréalistes, dans le fond, sont les animaux de Lascaux exploitant les formes naturelles de la roche, les huit mille soldats en terre cuite peinte enterrés avec l’empereur Qin Shi Huang voici vingt-deux siècles, les statues polychromes de l’Antiquité gréco-romaine ou les épouvantails agricoles d’autrefois munis d’un balai et coiffés d’un chapeau. Et plus encore, évidemment, l’immense phalange des œuvres religieuses, en particulier des Christ en croix : des générations d’artistes ont cherché à représenter avec un maximum de vérité la souffrance du supplicié, y compris parfois avec des ronces cueillies dans la haie et les clous du maréchal-ferrant.
Ce qui change au fil des siècles, ce sont surtout les techniques disponibles Le but, lui, est toujours le même : susciter la même émotion que la réalité. Pygmalion tombe amoureux de sa statue, le chrétien tombe à genoux devant la crucifixion – et les oiseaux s’enfuient à tire-d’aile devant l’épouvantail.
Aussi le musée d’arts ne se prive-t-il pas d’apposer à côté de ces œuvres très matérielles des cartels qui invitent aux débordements sentimentaux et imaginatifs. « Il ne reste plus que l’absence d’un corps qui a laissé derrière lui ces objets abandonnés, écrit-il à propos de la chaussure sous les serviettes de Saana Murti, mille histoires restent à inventer, à partir des vestiges d’une présence volatilisée » : de l’art de se faire des nœuds au cerveau sans nécessité. « Quand l’exposition montrée à Maillol détaillait les grandes typologies du genre (…), l’exposition nantaise se fait plus philosophique, comme pour faire écho à l’hypersensibilité exprimée par les œuvres », remarque Emmanuelle Jardonnet, peut-être légèrement ironique.
À voir quand même
Une exposition à fuir, donc ? Mais non, pas du tout ! Pour un musée des beaux-arts de province, qui plus est privé désormais de « beaux », faire du chiffre n’est pas facile. Un peu de racolage, un peu de poudre aux yeux, un peu de nudité aident à attirer le bon peuple, quitte à endurer quelques sarcasmes (voir ci-dessus). Sophie Lévy l’avait déjà fait habilement en 2018 avec Le Scandale impressionniste, peu impressionniste et encore moins scandaleux, mais vendeur. Cette fois, sa communication met en avant la charmante Amber – presque de la publicité mensongère, mais efficace.
Soyons honnête : il y a tout de même plein de choses à voir en plus d’Amber. Par exemple, les mauvaises herbes de Tony Martelli, parfaitement imitées, qui jaillissent des plinthes du patio comme partout sur les trottoirs nantais : en voilà de l’art inspiré de la réalité !
Il y a aussi le public. Étonnantes, cocasses ou instructives, on espère que ses réactions sont discrètement observées par les chercheurs d’un labo de sciences cognitives, ou alors c’est vraiment du gâchis. On pourra aussi s’amuser à rechercher parmi le gros contingent de gardiens plantés autour de l’exposition ceux qui sont en fait des statues hyperréalistes.
« Ron Mueck » à la Fondation Cartier – 8 juin-5 novembre 2023
Enfin, en sortant du musée l’esprit ouvert à cette école qui n’en est pas vraiment une, si vous voulez vraiment voir une expo hyperréaliste avec un vrai moment « waouh » garanti, offrez-vous une visite de l’exposition Ron Mueck à la Fondation Cartier, 261 boulevard Raspail à Paris, jusqu’au 5 novembre.
Sven Jelure
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(1) Bernard Mérigot, « De l’hyperréalisme, de l’objet et du réel en psychanalyse », Les Cahiers de l’Art concret, décembre 1972.
(2) Elle n’est pas la seule, évidemment. Jean-Pierre Dalbéra est plus sévère : « D’autres artistes européens moins connus figurent dans l’exposition mais pourquoi les classer parmi les sculpteurs hyperréalistes alors que ces techniques sont aujourd’hui plus largement diffusées et accessibles que dans les années 1960 ? C’est à la catégorie de l’art conceptuel que l’on fait référence plutôt qu’à l’hyperréalisme. Cette forme a indéniablement marqué une étape dans l’histoire de l’art après le pop art, elle n’est plus guère pertinente à l’heure de l’art numérique et de l’intelligence artificielle. »
(3) Douglas Coupland, « Duane Hanson: ‘An artist tailor-made for the age of the selfie’ », The Guardian, 26 mai 2015. Selon Coupland, la technique de Duane Hanson n’est pas un hyperrealism mais une realness, « terme utilisé par les drag queens dans les concours d’archétypes : femme blanche riche habillée pour le déjeuner, lycéens footballers se préparant à la photo de classe annuelle » ‑ l’archétype, universel, ne devant pas être confondu avec le stéréotype, exagération temporaire.
Il aura fallu assez peu de temps à Jean Blaise pour choisir qui remplacera Pierre Orefice aux manettes des Machines de l’île. Une parmi vingt-huit parait-il. Le hasard veut qu’elle vienne de Megève. Mais est-ce réellement un hasard ?
Hélène Madec est une vraie pro du tourisme : elle a d’abord dirigé l’office de tourisme de Megève, puis la direction du tourisme à la mairie de Megève. Prononcer Meugève si vous y skiez de temps en temps et Mjève si vous y allez depuis « Jnève ». Elle avait aussi exercé à Méribel et Courchevel ; et précédemment en Amérique du Sud. Après avoir vanté pendant des années « un petit village authentique de montagne » (ses propres termes), prendre en charge le tourisme et une partie de la culture d’une métropole doit être un saut majeur pour sa carrière !
Monsieur Blaise, dont on ne connait pas encore la remplaçante, nous la présente comme « directrice du développement touristique », une casquette qu’elle conservera en plus de celle des Machines de l’île. Sur LinkedIn (https://www.linkedin.com/in/h%C3%A9l%C3%A8ne-franon-madec-2a4a19b5/?originalSubdomain=fr) elle s’affiche comme « Directrice du Tourisme chez Le Voyage à Nantes ». A-t-elle les dents qui rayent le parquet ? Johanna Rolland, sur les conseils avisés d’un consultant de passage, prévoit-elle d’équiper la Ville de télésièges ? La direction des Machines serait-elle comparable à la gestion de remontées mécaniques ? Ou plus simplement, serait-ce provisoire en attendant de rattacher Les Machines à une autre structure ?
Mais revenons aux forfaits. Les Machines de l’île ont toujours refusé d’appliquer un tarif global, il faut acheter les billets attraction par attraction (ce qui permet d’évoquer 740.000 « visiteurs » là où il n’y en a peut-être que 370.000 si chacun a visité en moyenne deux attractions. En cela, la façon de compter de Messieurs Blaise et Orefice est assez semblable. Madame Madec pratiquait peut-être cet algèbre en considérant le nombre de fois qu’un siège pouvait emporter deux skieurs plutôt que le nombre de skieurs embarqués. Ce qui lui donnerait toute la légitimité pour occuper ce double-poste, à cheval sur l’esprit de deux grands comptables du tourisme local.
La Folle Journée est aujourd’hui gérée par la Cité des congrès. On pensait donc que la société du même nom avait disparu. Mais pas du tout ! Pour une raison X, elle a été maintenue en survie et continue à creuser un gros trou financier. Il revient au tribunal de commerce de l’achever. Avec peut-être des dégâts collatéraux.
La Folle Journée est en liquidation judiciaire. Le Bulletin officiel des annonces civiles et commerciales le proclame ce 21 juillet. Ce n’est rien du tout, affirment les dirigeants de cette société d’économie mixte (SEM). « Un non-événement », assure Presse Océan, qui reprend les éléments de langage municipaux : « la décision de « saborder » la société La Folle Journée est actée depuis de longs mois, et ce de façon unanime par la majorité nantaise comme par les élus d’opposition de droite ».
Le Conseil d’Administration a décidé par délibération en date du 20 septembre 2021 de mettre en sommeil la SAEML LA FOLLE JOURNEE le 1er octobre 2021 pour une durée maximale de deux années ; terme à la fin duquel la structure décidera de sa reprise d’activité ou de sa dissolution
Autrement dit, la SEM perdurait. Si sabordage il y avait, il serait décidé le 30 septembre 2023. Que s’est-il passé entre le 1er octobre 2021 et aujourd’hui ? A priori rien puisque la SEM est « en sommeil » ! Pourtant, l’un de ses mandataires s’est rendu ce printemps au greffe du tribunal de commerce pour déposer le bilan. La liquidation judiciaire de la société a ensuite été prononcée le 5 juillet, la cessation des paiements étant fixée, au moins provisoirement, au 20 mai 2023.
Deux mystérieux prêts garantis par l’État
En réalité, la vraie question n’est pas : « Pourquoi ne pas avoir attendu fin septembre 2023 comme prévu (le « terme à la fin duquel ») ? » mais : « Pourquoi ne pas avoir procédé à une liquidation amiable dès 2021 » ? Le 20 septembre 2021, quand le conseil d’administration décide la mise « en sommeil », la situation semble déjà désespérée. L’édition 2021 de la Folle Journée a été désorganisée par l’épidémie de Covid-19 ‑ alors que celle de 2020 y avait échappé. De plus, les malversations de Joëlle Kerivin, directrice de la structure, ont été découvertes au cours de l’hiver. Dès cette époque, le Rapport des administrateurs de la Ville au sein des S.E.M. et S.P.L.pour 2021 (p. 24) tire le signal d’alarme :
Au 30 juin 2021, les fonds propres de la structure sont de nouveau négatifs (-398 K€). Cette situation entraîne une incertitude significative sur la capacité de la société à poursuivre son activité. En conséquence, elle pourrait ne pas être en mesure d’acquitter ses dettes et de réaliser ses actifs dans le cadre normal de son activité.
Au 30 juin 2022 les fonds propres de la structure sont de nouveau négatifs (- 565 K€). Cette situation entraîne une incertitude significative sur la capacité de la société à poursuivre son activité. En conséquence elle pourrait ne pas être en mesure d’acquitter ses dettes et de réaliser ses actifs dans le cadre normal de son activité.
Un peu plus loin, le rapport glisse :
La SAEML est en attente du dénouement de sa mise en sommeil, sa capacité à rembourser ses deux Prêts Garantis par l’État allant de fait impacter fortement sa capacité à perdurer juridiquement.
Là, il y a un petit mystère. La Folle Journée a bel et bien souscrit deux prêts garantis par l’État (PGE), joyaux de la politique du « quoi qu’il en coûte » en temps de Covid-19. L’un, de 400 000 euros en mai 2021, l’autre de 350 000 euros en juillet 2021. En ce 30 juin 2022, la mise en sommeil ne doit être « dénouée » que quinze mois plus tard, mais la « capacité à rembourser » est déjà nulle puisque la société n’a aucune activité. Un PGE est normalement remboursable au bout de deux ans. Le dépôt de bilan de mai dernier pourrait donc être lié à l’arrivée à échéance du prêt de mai 2021.
Ils courent, ils courent, les frais inutiles
On note l’ironie de la situation. À Joëlle Kerivin, on reproche d’avoir détourné près de 233 000 euros. Ça n’a pas aidé, bien sûr, mais ça n’est qu’une petite partie du gouffre creusé par La Folle Journée. Or ses successeurs demandent à l’État de leur « prêter » 400 000 euros, puis 350 000 euros à une époque où la SEM, déjà, « pourrait ne pas être en mesure d’acquitter ses dettes »!
La SEM était « une coquille vide », insiste Ouest-France. Une coquille vide dotée tout de même d’une nouvelle directrice générale depuis septembre 2021. En 2021/2022, ses produits d’exploitation (principalement de simples écritures comptables et quelques subventions) ne dépassent pas 55 611 euros alors que ses charges d’exploitation s’élèvent à 256 229 euros (dont 68 497 euros de salaires et charges sociales), c’est-à-dire que le trou financier se creuse à grande vitesse ! Cité par Ouest-France, Guillaume Richard, administrateur de la SEM, présente la liquidation comme « une décision purement juridique, décidée pour ne pas laisser courir de frais inutiles ». Sauf qu’il s’agit d’une décision judiciaire, prise par un juge et non par les dirigeants de la SEM, et motivée non par des frais inutiles mais par l’insolvabilité de La Folle Journée.
Guillaume Richard est élu d’opposition à Nantes. Ouest-France voit dans ses propos un signe d’unanimité municipale. Pourtant, ces « frais inutiles » pourraient devenir une peau de banane sous les pieds du communiste Aymeric Seassau, président de la SEM. Le code commerce, en son article L651-2, dispose que
Lorsque la liquidation judiciaire d’une personne morale fait apparaître une insuffisance d’actif, le tribunal peut, en cas de faute de gestion ayant contribué à cette insuffisance d’actif, décider que le montant de cette insuffisance d’actif sera supporté, en tout ou en partie, par tous les dirigeants de droit ou de fait, ou par certains d’entre eux, ayant contribué à la faute de gestion.
Est-ce une faute de gestion que de « laisser courir » des « frais inutiles » pendant plus de dix-huit mois ? Après tant de déboires récents, ce serait un nouveau suraccident pour la municipalité de Johanna Rolland.
Depuis le début de l’année, Johanna Rolland a adopté, plutôt discrètement ma foi, un nouveau slogan : « Demain n’attend pas, à Nantes inventons un autre futur ». Il ponctue par exemple les panneaux annonçant le futur pont Anne-de-Bretagne (« Ici, l’aspiration collective à un pont de toutes les transitions » ‑ non ce n’est pas une blague, vous pouvez vérifier).
On a bien lu : « un autre futur », pas « un autre avenir ». À première vue, cela paraît idiot. L’Académie française a pris soin de le préciser : « Avenir désigne une époque que connaîtront ceux qui vivent aujourd’hui, alors que futur renvoie à un temps plus lointain, qui appartiendra aux générations qui nous suivront ». Demain n’attend pas, mais le futur, c’est bien plus tard !
Nantes Métropole dispose d’un service de com’ pléthorique. Les propos de la maire de Nantes ont sûrement été choisis et soupesés avec soin. On ne peut imaginer qu’elle ait par simple étourderie utilisé un mot pour un autre. Si elle vise délibérément le futur et non l’avenir, c’est sans doute qu’elle ne croit plus trop au sien. À chaque jour suffit sa peine : se soucier de demain évite de penser aux emmerdements d’après-demain.
On ne peut pas non plus imaginer que la maire de Nantes ait parodié les films de James Bond par manque de culture cinématographique. « Demain n’attend pas » cousine clairement avec la série Demain ne meurt jamais, Meurs un autre jour, Mourir peut attendre. Là aussi, c’est sûrement délibéré. Et assez audacieux étant donné la connotation plutôt macabre de ces titres.
Cependant, le vrai problème du nouveau slogan n’est ni l’avenir ni le futur, ni même demain : c’est le passé. Maire depuis neuf ans, Johanna Rolland est l’héritière d’un régime ayraultolitain instauré en 1989 – trente-quatre ans déjà. Et demain ne serait pas la suite des quelque 12 500 jours qui l’ont précédé ? Mais qu’ont-ils donc fait pendant tout ce temps-là, s’ils n’ont pas préparé jour après jour ce que Nantes allait devenir ?
La Fondation Jean Jaurès, conservatoire de la pensée socialiste, a rangé Jean-Marc Ayrault parmi ses « Héritiers de l’avenir ». L’oxymore se voulait glorieux. Mais il s’est mué vicieusement en une sorte d’antiphrase. L’héritage a été dilapidé, nous voici condamnés à inventer autre chose. On croirait entendre Pierre Dac : « Monsieur a son avenir devant lui et il l’aura dans le dos chaque fois qu’il se retournera ». Ainsi avons-nous vécu une longue suite de lendemains qui déchantent…
Soyons juste : Johanna Rolland n’a pas attendu hier pour inventer demain. Interrogée par Le Point voici deux ans, elle disait avoir « rejoint la dynamique plateforme Idées en commun d’Anne Hidalgo à travers l’équipe de France des maires pour réfléchir à des enjeux de fond ». Elle a même fait mieux depuis lors : elle a dirigé la campagne de la candidate socialiste à l’élection présidentielle, et obtenu 1,7 % des suffrages. Ce qui laisse de la marge pour un futur radieux.
Johanna Rolland a annoncé le 15 septembre dernier l’abandon du projet d’Arbre aux Hérons. Dès lors, le Fonds de dotation Arbre aux hérons et Jardin extraordinaire n’avait plus d’utilité. Créé en 2017 par Nantes Métropole, il était destiné à faire cofinancer le projet par des mécènes. On attendait donc qu’il disparaisse dans la foulée : quel mécène voudrait financer un projet abandonné ? (quant au Jardin extraordinaire, il y belle lurette que sa création a été financée par les contribuables).
Or, neuf mois plus tard, le Fonds existe toujours ! On se demande bien à quoi sa directrice salariée, Karine Daniel, peut passer ses journées. Il est vrai qu’elle ne manque pas d’occupations parallèles puisque Johanna Rolland l’a désignée comme tête de liste du Parti socialiste pour la prochaine élection sénatoriale.
Preuve qu’il existe encore, le Fonds vient de publier au Journal officiel ses comptes pour l’année 2022. Un bon point : cette publication intervenue avant la fin juin respecte le délai légal. Il n’en a pas toujours été ainsi dans le passé. Mais Karine Daniel a décidément du mal à faire bien les choses du premier coup : le Fonds devra publier un rectificatif de compte. Ce qui lui est déjà arrivé trois fois dans sa brève existence, le 19 avril 2022, le 2 décembre 2021 et le 5 juillet 2019.
En effet, les comptes qui viennent d’être publiés ne sont pas certifiés par un commissaire aux comptes. Or la loi l’exige. Le sujet est sensible. On se souvient que l’affaire de la Folle Journée a été révélée par un commissaire aux compte pointilleux. L’une des ramifications de l’affaire concernait le Fonds de dotation pour le développement culturel, créé lui aussi par Nantes Métropole. Le préfet de Loire-Atlantique, chargé du contrôle des fonds de dotation, n’avait pas repéré le loup. Échaudé par cette affaire, on peut supposer qu’il est désormais extrêmement vigilant !
Le commissaire aux comptes doit établir un rapport sur le fonctionnement du Fonds, en signalant les menaces éventuelles qui pèsent sur son avenir. Là, il y a de quoi dire ! Mais l’expert-comptable qui a établi les comptes, Baker Tilly STREGO, n’est pas tenu aux mêmes précisions. Il se contente de noter ceci :
Depuis l’annonce de l’abandon du projet, des réflexions sont en cours sur le devenir du fonds. A la date d’émission de ces comptes annuels, la gouvernance du fonds continue d’échanger avec les parties prenantes au projet, et les décisions prises par le CA ne sont à date pas en mesure de remettre en cause la continuité d’exploitation. Les comptes ont été établis selon le principe de continuité d’exploitation.
Continuité d’exploitation… autrement dit, le Fonds continue comme si de rien n’était ! Concrètement, il n’engrange plus un fifrelin, il n’assure pas ses missions secondaires (informer les donateurs, concevoir la communication du projet) mais continue à verser des salaires.
Sous prétexte que les ressources et engagements du Fonds sont inférieurs à 153.000 euros en 2022, l’expert-comptable se dispense aussi de détailler comment les sommes reçues par le Fonds ont été employées. Il confond le Fonds avec une association. La loi du 4 août 2008 impose aux fonds de dotation d’établir un compte d’emploi annuel des ressources. De plus, l’article 12 des statuts du Fonds dispose que « l’annexe des comptes annuels comprend le compte d’emploi des ressources collectées auprès du public, accompagné des informations relatives à son élaboration ».Le débat est d’ailleurs oiseux : une fois ses frais de fonctionnement couverts, le Fonds est censé verser tout ce qui reste à Nantes Métropole.
Dans l’attente du rectificatif de compte, on peut déjà noter quelques faits plus ou moins étranges.
Une collecte minable
Le Fonds a récolté très peu d’argent en 2022. L’abandon de l’Arbre a été annoncé le 15 septembre 2022. Le Fonds a donc dû fonctionner normalement pendant plus de huit mois. En 2021, il a récolté 771.371 euros. En 2022, 52.480 euros seulement.
Un montant très étonnant à première vue. Dans les premiers mois de 2022, le Fonds a annoncé l’arrivée de plusieurs mécènes : GSF Propreté & services, Goubault imprimeur, Zen Organisation, 2A Organisation, Urbanne Magazine, ACM Ingénierie, Groupe Lambert, GSS Global Software Services. Parmi eux figuraient quatre « Grands Hérons », censés verser au moins 50.000 euros chacun. De toute évidence, il y a de la perte en ligne !
Il est probable que Karine Daniel n’avait pas obtenu des chèques mais de simples déclarations d’intention. La plupart des nouveaux mécènes ont repris des billes qui en réalité n’étaient jamais sorties de leur poche.
Une décollecte considérable
Et cela ne concerne pas seulement les mécènes de 2022. Dans ses charges d’exploitation de 2022, le Fonds comptabilise 1.336.000 euros de « pertes sur créances irrécouvrables ». Les règles comptables permettent aux associations d’inscrire les promesses de dons à leur bilan comme des « créances ». Oui, mais en contrepartie, elles sont obligées de comptabiliser des « pertes » si les promesses ne sont pas tenues. Ici, ces pertes sont probablement dues à des mécènes prudents qui avaient conditionné leur versement futur à la réalisation de l’Arbre. Et qui ont pris la tangente après le 15 septembre.
Ces pertes représentent plus de la moitié de la collecte nominale totale des trois années précédentes (2019, 2020 et 2021) ! Les comptes de ces trois années n’étaient déjà pas glorieux ; d’un coup, ils deviennent lamentables.
Des frais de fonctionnement disproportionnés
Sont fermes et définitifs, en revanche, les frais de fonctionnement du Fonds, soit environ 275.000 euros, dont près des deux tiers en salaires (126.690 euros) et charges sociales (51.181 euros). Les dépenses des années précédentes étaient du même ordre. Autrement dit, le Fonds a dépensé pour fonctionner en 2022 cinq fois plus d’argent qu’il n’en a obtenu des mécènes.
Selon les statuts du Fonds (article 6.4), son conseil d’administration « détermine le taux de prélèvement des sommes collectées, destiné à couvrir les frais de gestion et de fonctionnement du fonds ». Ce taux n’a pas été publié, mais on peut calculer que les « sommes collectées », en dehors des simples promesses, ne devaient pas dépasser en réalité 400.000 euros par an. Les « frais de gestion et de fonctionnement », de l’ordre de 275.000 euros par an, en représentaient donc plus des deux tiers ! Les mécènes croyaient financer l’Arbre aux Hérons ? En réalité, ils payaient avant tout les salaires de Karine Daniel et de ses collaborateurs.
Le conseil d’administration, largement composé de représentants de Nantes Métropole, a-t-il vraiment choisi d’affecter aux frais de gestion pas loin de 70 % des sommes collectées ? Il s’est en tout cas abstenu d’en informer les mécènes. Mais d’un autre côté, si le taux de prélèvement théorique fixé par le conseil est inférieur aux deux tiers, on doit conclure que le Fonds fonctionne en violation de ses statuts. Et que sa patronne a risque un licenciement pour faute lourde.
Un mécénat réel riquiqui
Conformément à ses statuts, le fonds de dotation reverse chaque année à Nantes Métropole une partie de ses disponibilités. Il n’est pas très facile de repérer ces versements, qui peuvent être désignés de différentes manières : « aides financières », « charges externes », « quote-part de générosité reversée », etc. Sous cette réserve, on peut dresser le tableau ci-dessous :
2017
2018
2019
2020
2021
2022
Montant reversé
80.939
256.768
100.000
1.100.000
657.200
400.000
Soit environ 2,6 millions d’euros là où il était prévu initialement d’en récolter 12,5 millions pour un Arbre à construire en 2021-2022 (et 17,5 millions après révision du budget). Ridicule ! Quoique, si dès le départ Nantes Métropole avait eu l’intention d’abandonner le projet en route, et si elle ne lui avait pas prudemment adjoint le cofinancement du Jardin extraordinaire, plus de deux millions et demi d’euros en échange de rien du tout, ce serait déjà une jolie escroquerie.
Un emprunt surprenant
Au 31 décembre 2022, il restait 809.176 euros en caisse. Contre 905.351 au 31 décembre 2021. Le Fonds a donc puisé près de 100.000 euros dans ses réserves. Ah ! mais puisqu’il n’a pas collecté grand chose en 2022, comment a-t-il fait pour verser quand même 400.000 euros en « aides financières » ? Facile : il s’est endetté. Une toute nouvelle « dette sur immobilisations et comptes rattachés » figure au passif du bilan. Son montant : pile 400.000 euros !
Qui donc a pu prêter 400.000 euros à une entité aux perspectives si dégradées ? Inutile de chercher bien loin : c’est Nantes Métropole elle-même ! Cette opération blanche (400.000 euros reçus, 400.000 euros prêtés) obéit sans doute à quelque logique obscure de comptabilité publique. Cependant, sa légalité n’est peut-être pas bien assurée. L’article 140 de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 dispose que « aucun fonds public, de quelque nature qu’il soit, ne peut être versé à un fonds de dotation ». On verra ce qu’en pense M. le préfet de Loire-Atlantique.
On ne tire pas sur une ambulance. Mais sur un panier à salade ? Jean Blaise est présumé innocent, certes ; cependant il y a des gens à Nantes que sa mise en examen n’attriste pas plus que cela. Johanna Rolland, elle, doit se mordre les doigts.
Il y a eu une forme d’institutionnalisation de ceux qui ont été reconnus et placés en situation de responsabilité de la politique culturelle nantaise, ceux qui ont été à un moment donné l’émergence culturelle nantaise. Si l’on considère qu’en 2014, si je suis élue, ce ne sera pas un cinquième mandat mais le début d’un nouveau cycle, il faudra être capable de se réinterroger, de laisser quelques clefs, d’ouvrir des espaces d’émergence.
Finalement, le nouveau cycle avait fait son travail de cycle : il était reparti pour un tour. Jean Blaise était resté « placé en situation », conservant la tête de la SPL Le Voyage à Nantes, qui elle-même conservait la délégation de la politique touristique métropolitaine.
L’heure d’ouvrir « des espaces d’émergence » s’est pourtant présentée à nouveau en 2017 quand la chambre régionale des comptes a rendu un rapport sur Le Voyage à Nantes. Une section y était consacrée à la construction du Carrousel des mondes marins. Elle signalait pas moins de 21 types d’irrégularités différents : absence de publication d’avis d’attribution de marchés, absence de suivi des marchés, rétroactivité illégale d’un contrat administratif, etc.
Il semble d’ailleurs que la mise en examen de Jean Blaise n’est due à aucun de ces griefs, signe que les enquêteurs ont dû trouver davantage en fouillant les fonds marins. Ce que confirme la mise en examen dans cette affaire de personnes extérieures au Voyage à Nantes ‑ cadres de la SAMOA et hauts fonctionnaires. « Je nous félicite mutuellement de ce travail riche et fructueux » avait écrit Jean Blaise au président de la Chambre à réception du rapport. Sa garde à vue aura sans doute un peu terni son auto-félicitation.
Johanna Rolland a tenu à acheter à Royal de Luxe un « nouveau » spectacle, alors qu’elle aurait pu se contenter de celui qui a été montré à Villeurbanne l’an dernier. Prix de la création : 1,27 million d’euros, quand même. Mais pourquoi, alors, se contente-t-elle pour Le Voyage à Nantes de réalisations qui ont déjà servi ?
Jean Blaise l’assure, « le Voyage à Nantes estival vient chaque année enrichir la collection permanente grâce à des installations, temporaires ou définitives, d’œuvres d’art contemporain dans l’espace public ». « La » collection ? Une collection, en tout cas. Au premier rang du permanent temporaire ou du définitif provisoire enrichissant, en cet été 2023, figurera une œuvre signée Xu Zhen® (le ® est important, on y reviendra) et intitulée European Thousand-Arms Classical Sculpture.
En fait d’art « contemporain », cette installation « transforme 19 sculptures figuratives occidentales archétypales en un bodhisattva dansant ». Un bodhisattva ? Comme souvent, Le Voyage à Nantes fait dans l’approximation hâtive. L’installation n’évoque pas n’importe quelle incarnation de Bouddha mais, vaguement, Guanyin, déesse de la Miséricorde ‑ et encore, dans sa version dite « aux mille bras ». Car les dix-neuf sculptures cumulent bien sûr trente-huit bras. C’est un peu tiré par les cheveux ? On ne vous le fait pas dire. Quant à l’adjectif « dansant » il est juste rajouté pour faire joli : comme il y a dans le lot deux Christ en croix et deux statues de la Liberté, la cabriole n’est pas vraiment le genre de la maison.
Osera-t-on dire malgré cette multitude manuelle que cette réalisation spectaculaire est « de seconde main » ? Elle date en tout cas de 2014. Le Voyage à Nantes ne le cache pas : la date est indiquée en petits caractères dans son catalogue de l’été 2023. Elle a été exposée au Long Museum de Shanghai au printemps 2015 et à la National Gallery of Australia de Canberra en 2020.
À Shanghai, elle était même visible en trois exemplaires. Car cette série de moulages en résine acrylique et pierre reconstituée peut être dupliquée à volonté. Ses dix-neuf statues de différentes époques disposées en file indienne ne sont pas sans évoquer l’installation de Stéphane Vigny place Royale en 2019. Si elles ne sont pas disponibles en jardinerie, elles ont néanmoins un caractère industriel. L’installation n’est pas due à un artiste mais à une société commerciale, MadeIn (dont le nom joue sur la mention « Made in China »), qui emploie des dizaines de collaborateurs. MadeIn vend ses productions sous le nom Xu Zhen®, qui n’est pas une signature mais une marque déposée.
Un courant artistique déjà obsolescent
Également galeriste et marchand d’art, émule de Damien Hirst et de Jeff Koons et petit-fils spirituel de Marcel Duchamp, le fondateur de l’entreprise, Xu Zhen, assume : « la plupart des choses sont du business de nos jours », dit-il. Son entreprise assemble en quantité des évocations visuelles disparates, arbitraires, tape-à-l’œil et racoleuses, propres à épater le bourgeois de Nantes ou d’ailleurs – à provoquer chez lui un « effet whaou » comme dirait Jean Blaise. Très léchées, ces fabrications ne sont pas toujours du meilleur goût. En 2015, inspiré par la photo célèbre de Kevin Carter où un charognard lorgne sur un enfant soudanais affamé, Xu Zhen a ainsi montré un petit Africain en chair et en os (en os surtout) à côté d’un vautour mécanique(enfoncé, l’Arbre aux Hérons).
Ce n’est pas la première fois que Le Voyage à Nantes expose du kitsch déjà vu. C’était le cas par exemple avec Philippe Ramette. Xu Zhen (qui lui aussi a un temps exploité le filon visuel de l’équilibre « miraculeux ») est probablement d’un autre calibre en tant que représentant d’un courant culturel contemporain significatif. Hélas, ce courant a déjà deux ou trois saisons de retard : l’intelligence artificielle excelle aujourd’hui à mélanger des œuvres au sein de « créations » improbables calculées par ordinateur. Un coup d’œil aux images générées par Midjourney, par exemple, pemet de s’en faire une idée : la créativité algorithmique de l’IA, secondée par des imprimantes 3D, supplante celle de l’humain.
Xu Zhen n’est pas tombé de la dernière pluie. En 2016, déjà, à la Fondation Vuitton, il exposait une représentation de Guanyin « sous forme de gigantesque statue pop bariolée, générée par un ordinateur ». Il sait forcément qu’avec l’arrivée sur le marché grand public de logiciels d’IA comme Midjourney ou DALL-E, ses inventions ne feront bientôt plus lever un sourcil. À défaut d’avoir été le premier, Le Voyage à Nantes pourrait être le dernier à s’en épater.
Le Voyage à Nantes entretient depuis toujours un rapport… particulier avec les chiffres. Pour inaugurer la saison 2023, lecture d’un graphique qui vérifie une fois de plus l’apophtegme attribué à Churchill : « There are lies, damned lies, and statistics » (il y a les mensonges, les foutus mensonges et les statistiques).
Rituellement, chaque fin d’été, Le Voyage à Nantes présente un bilan touristique estival plus ou moins bidonné. Cette année, il innove : le bilan est un coup d’envoi (Presse Océan du 24 mai 2023). Présenté sous le titre « Nantes Métropole : une fréquentation toujours à la hausse », un graphique est censé démontrer la réussite de Jean Blaise et de son équipe. Il met en évidence des nuitées annuelles en hausse de 80 % de 2010 à 2019, et des nuitées estivales en hausse de 95 % sur la même période. Puis respectivement de 45 % et 32,5 % entre 2020 et 2022.
Or ce graphique d’aspect innocent est quintuplement mensonger !
Premièrement, non, contrairement à ce que dit son titre la fréquentation n’est pas « toujours à la hausse ». Elle a lourdement chuté en 2020 – comme le constate aussitôt le lecteur qui ne se contente pas du titre. L’épidémie de Covid-19 et le confinement en sont la cause, bien entendu, mais la hausse permanente est une fantasmagorie – dans la vraie vie, il y a des aléas.
Deuxièmement, s’il est légitime de traiter à part les années 2020-2022, il ne l’est pas d’inclure les années 2010-2011 dans le graphique. On sait que le tourisme a subi une crise en 2008-2010, et spécialement dans les Pays de la Loire. Faire débuter les statistiques en 2010, année creuse, donne l’impression que le rebond d’après-crise est dû au Voyage à Nantes. Ce qui est faux pour une raison très simple : il n’existait pas encore ! Sa première opération estivale ne date que de 2012.
Troisièmement, non, le graphique ne représente pas la « fréquentation ». Du moins, pas toute la fréquentation. Il ne porte que sur les nuitées en « hébergements marchands » (hôtels, camping…). Or les « hébergements non marchand » (dans une résidence secondaire, dans la famille, chez des amis…) ne sont pas du tout anecdotiques. Ils peuvent représenter plus de la moitié des nuitées au niveau national. Au niveau régional, 70 % des séjours touristiques étaient réalisés en hébergements non marchands en 2017.
Les hébergements marchands sont faciles à dénombrer grâce au versement de la taxe de séjour. Pour les hébergements non marchands, c’est plus difficile. Le Voyage à Nantes s’y essaie pourtant. À l’été 2013, par exemple, il revendiquait 129 000 touristes en hébergement non marchand pour 150 000 en hébergement marchand. Il est vrai que le bilan de cette année-là était plus que suspect. Le Voyage à Nantes « a ainsi pu communiquer des données variables pour l’année 2013 », a pudiquement noté la chambre régionale des comptes.
Bien, mais peut mieux contrefaire
Quatrièmement, l’absence des hébergements non marchands dans le graphique du 24 mai 2023 n’est pas neutre. D’abord, ces hébergements ont très bien résisté à la crise sanitaire en 2020 ; ils auraient même été plus fréquentés qu’en 2019 pendant l’été. Autrement dit, la baisse réelle de la fréquentation totale à l’été 2020 serait inférieure à ce que le graphique laisse penser.
Ensuite, selon l’Insee, « depuis juin 2022, les habitants de France métropolitaine passent davantage de nuitées dans l’hébergement marchand (hôtels, campings, locations auprès de particuliers, etc.) que dans le non-marchand ». Autrement dit, la hausse réelle de la fréquentation totale à l’été 2022 serait inférieure à ce que le graphique laisse penser.
Prendre en compte ces mouvements de sens opposé auraient rendu le graphique du 24 mai beaucoup moins flatteur pour la période estivale, celle du Voyage à Nantes : on serait parti de moins bas en 2020 pour rebondir moins haut en 2022 !
Cinquièmement, la présentation matérielle du graphique enjolive les choses : la ligne de base de la frise chronologique n’est pas située à 0 mais à 300 000 nuitées estivales ou à 1,5 million de nuitées annuelles. Visuellement, la progression de l’activité est ainsi plus flatteuse : quand les nuitées doublent, un œil distrait a l’impression qu’elles sont multipliées par quatre ou cinq.
Grosso modo, Nantes reçoit quand même deux fois plus de visiteurs qu’en 2010. Un magnifique succès du Voyage à Nantes ? Il faut le dire vite. La marée soulève tout ce qui flotte : depuis une douzaine d’années, toutes les métropoles françaises ont profité de la mode des city breaks et de l’essor des compagnies aériennes low cost. Nantes n’est pas passée à côté, c’est déjà ça. Mais l’objectif posé par Jean Blaise au lancement du Voyage à Nantes, « entrer dans le top 5 des destinations françaises » (Grenoble exprime la même ambition dans les mêmes termes) est loin d’être atteint. Nantes, sixième ville de France, se situe au huitième rang touristique, loin derrière Paris, Nice, Bordeaux ou Lille. Reste à se demander si les moyens investis pour n’en arriver que là (1) étaient nécessaires (2) ont été bien utilisés.