ACCOORD : l’animation socio-éducative en mode furtif à Nantes

Une grille de rémunération pas très claire...

Le nouveau rapport de la chambre régionale des comptes sur l’ACCOORD est mauvais. Il y a du progrès : le précédent, en 2011, était TRÈS mauvais. Les critiques actuelles, d’ailleurs, sont-elles toutes bien dirigées ?

La situation de l’ACCOORD était si dégradée en 2011 que le commissaire aux comptes avait déclenché une procédure d’alerte. La Chambre avait incriminé les dirigeants, qui d’ailleurs changeaient sans arrêt (trois présidents, quatre directeurs généraux et six DRH en six ans). L’ancienne présidente de l’association lui avait reproché « d’exonérer les élus de la Ville de Nantes de leurs responsabilités, et d’accuser la gouvernance de l’ACCOORD de tous les maux ».

La Chambre a réitéré son contrôle cette année et commence son nouveau rapport d’observations définitives par une sorte de mea culpa subliminal : depuis 2011 « le rôle de la ville de Nantes a été réduit au sein des instances de gouvernance, ce qui permet à l’association de disposer d’une autonomie institutionnelle plus importante ». Autrement dit, « tous les maux » de 2011 auraient bien dû être reprochés à la Ville davantage qu’aux dirigeants. Voilà une injustice tardivement – et discrètement – réparée.

Aujourd’hui, les choses vont mieux. Tout n’est pas rose pour autant. Curieusement, le premier grief de la Chambre porte sur un point de détail : « Le rapport du commissaire aux comptes est incomplet chaque année depuis 2011. Il ne comporte pas la rémunération des trois plus hauts cadres dirigeants, prévue par l’article 20 de la loi n° 2006-586 du 23 mai 2006 relative à l’engagement associatif. » Fâcheuse lacune, évidemment. Mais pourquoi la reprocher à l’ACCOORD ? C’est le commissaire aux comptes qui n’a pas fait son boulot !

L’Association le trouve pourtant à son goût puisqu’il est en fonction depuis 2011 et qu’elle a renouvelé son mandat l’an dernier jusqu’en 2028 ! Il est tout de même formidable qu’en douze ans personne, en particulier aucun des huit représentants de la Ville au conseil d’administration de l’ACCOORD, n’ait remarqué le trou dans la raquette de son rapport ! Bien entendu, il faut plaider l’incompétence, car une connivence entre la Ville et l’ACCOORD serait contraire au code de déontologie de la profession de commissaire aux comptes. On s’étonne quand même que la Chambre n’ait pas interrogé le Haut Conseil du commissariat aux comptes.

L’ACCOORD existe-t-elle ?

La chambre régionale des comptes révèle que le montant global brut non révélé par le commissaire aux compte serait de 238 164 euros brut en 2022. Faut-il diviser par trois ? Dans beaucoup d’associations, le président est bénévole ; la rémunération globale des trois principaux dirigeants n’est donc à diviser que par deux !  Ce qui donnerait ici des rémunérations à six chiffres et non plus à cinq. Quoique, selon la Chambre, le montant qu’elle indique vaudrait pour les trois principaux dirigeants salariés. Alors que la loi vaut pour les trois principaux dirigeants bénévoles et salariés ! Si même la chambre régionale des comptes s’emmêle, le commissaire peut invoquer des circonstances atténuantes.

En tout état de cause, le mutisme du commissaire aux comptes sur ce point ne nuit pas à l’information du public. Car l’ACCOORD se dispense tout simplement de publier son rapport ! Cette publication au Journal officiel est obligatoire pour toute association qui perçoit plus de 153 000 euros de subvention par an (l’ACCOORD en perçoit plus de 4 millions). Depuis la loi du 24 août 2021, son absence est punie en principe d’une amende de 9 000 euros. Mais si vous demandez au Journal officiel ce que l’ACCOORD a publié dans ses pages, vous n’y trouvez rien (elle est en bonne non-compagnie, notez bien).

Avec un peu de ruse, vous trouverez l’annonce de création de l’« Agence de concertation pour l’animation socio-éducative et le soutien à la vie associative », intitulé initial de l’association, en 1985 (oui, du temps de Michel Chauty). Mais sous l’intitulé ACCOORD, en principe son nom officiel depuis 2012, rien de rien, pas même l’annonce d’un changement de dénomination, a fortiori pas de comptes annuels. Rien non plus sous l’intitulé « Association pour la réalisation d’activités éducatives, sociales et culturelles de la ville de Nantes », nom que Franck Renaud attribue à l’ACCOORD dans un hors-série de Place publique qui lui est consacré. À qui faire confiance ?

Voilà l’ACCOORD réduite au rang d’association non déclarée, dépourvue donc de la personnalité morale, ce qui lui interdit en principe de posséder quoi que ce soit. Mais si même la chambre régionale des comptes n’y trouve rien à redire…

Sven Jelure

Le Voyage en hiver se fait sonner les cloches

Pascal Praud, animateur vedette de CNews, a forcément plein de qualités puisque c’est un ancien de Saint-Stan’. Mais les meilleurs eux-mêmes peuvent se tromper. Accuser Le Voyage à Nantes de chercher à détruire Noël dans une ville qui n’est plus elle-même (« À Nantes, Noël n’est plus Noël et Nantes n’est plus Nantes ») n’est pas très crédible. Jean Blaise et les siens ne méritent ni cet excès d’honneur ni cette indignité. Même s’ils le voulaient, ils ne seraient pas de taille.

Le Voyage en hiver cherche clairement à profiter de Noël, non à le démolir. Il le fait juste avec tant de maladresse qu’on pourrait s’y tromper. Il faut dire que l’accusation a été en quelque sorte avalisée par la Ville de Nantes quand elle a présenté Noël comme une fête « multiculturelle ». Fallait-il qu’elle juge la gaffe énorme pour retirer son tweet au bout de quelques heures ! D’ordinaire, elle persiste longuement dans ses erreurs ; il suffit de voir l’énorme quantité d’éloges encore adressés à l’Arbre aux hérons sur près d’un millier de pages de son site web. Jean Blaise lui-même avait cherché des verges pour se faire battre l’an dernier en annonçant vouloir créer avec Le Voyage en hiver « de nouveaux rituels étonnants pour nos publics de proximité ». Mais il a fait machine arrière cette année en affirmant : « Je crois être dans l’esprit de Noël et plus qu’avant ».

Le problème du Voyage en hiver est qu’il bouleverse une tradition à un moment où, presque tous, nous rêvons de tradition. Les Nantais assistent chaque jour à des changements qu’ils n’ont pas désirés. Les décorations de Noël leur apportaient, quelques jours par an, au moins une illusion de stabilité. Et voilà qu’on les en prive ! Alors qu’ils voient tous les jours à la télévision des reportages sur la « magie de Noël » dans d’autres villes ! « On peut aimer boire un vin chaud et voir des œuvres », plaide Johanna Rolland, qui sait ce qui touche le cœur des Nantais…

Quelle vanité a donc poussé une entreprise chargée d’une délégation de service public et financée à 75 % par la collectivité à abandonner brutalement les guirlandes lumineuses, parfaitement laïques au demeurant, qui donnaient le sentiment de marcher tous ensemble sous une même voûte ? Le Voyage à Nantes a ainsi a dressé beaucoup de Nantais contre ses décors inspirés des mascarons nantais qui, sans doute, auraient été appréciés dans d’autres circonstances.

Perseverare diabolicum : l’édition 2022 du Voyage en hiver a été un échec manifeste, immédiat et sans appel. Et voilà que Le Voyage à Nantes récidive en 2023, comme un joueur ruiné au casino qui prétend « se refaire » en misant davantage. En guise d’enjeu supplémentaire, il a juste ajouté deux-trois trucs (et 340.000 euros de budget supplémentaire, ce qui porte ses coûts au-delà du million). Pourquoi s’entête-t-il ? La réponse est bien sûr qu’il est coincé : il s’est lié les mains en signant des contrats pluri-annuels avec les artistes exposés. Peut-être aussi Jean Blaise n’a-t-il pas voulu partir en retraite sur un échec. Partir sur deux échecs est-il si enviable ?

Mais si les critiques sont injustes, il est bien possible que le grief de déchristianisation arrange quand même Le Voyage à Nantes. Ce dernier a un souci avec la laïcité. Après l’exposition d’un « croisé du Moyen-âge » place du Commerce cet été, le Voyage en hiver est un peu borderline avec un décor d’origine religieuse exposé rue des Carmes, et surtout avec ses concerts de cloches. Ceux-ci prennent de l’ampleur cette année avec les quatre cloches de Fontevraud installées dans les douves du château. Les textes d’application de la loi de 1905 permettent un usage « civil » des cloches des églises s’il obéit à des « usages locaux » ‑ or Le Voyage à Nantes, par ignorance ou par provocation, signale lui-même que ces usages locaux ont disparu depuis longtemps ! Jean Blaise a eu l’imprudence de le souligner dans un entretien avec Ouest-France : « On a retravaillé sur les cloches, qui étaient tellement abandonnées qu’on n’entendait même plus. Un travail réalisé avec le diocèse, avec son accord et sa bienveillance. » Lui reprocher son manque de religion contribue à le dédouaner…

Sven Jelure

Nantes Métropole : retour de la confiance à la dircom

Qui sera la souris, et surtout qui est le chat ?

Johanna Rolland a limogé son directeur de la communication pour « perte de confiance ». Elle en embauche un nouveau, dont le profil paraît mal adapté à un poste aussi délicat. Les candidats ne se sont peut-être pas bousculés au portillon.

Un bon directeur de la communication est précieux pour un maire. Au siècle dernier, Guy Lorant a longtemps fait vivre l’illusion d’un Jean-Marc Ayrault charismatique. Il a trompé jusqu’au président de la République ! Johanna Rolland, qui vient d’annoncer son intention de repiquer en 2026, ne comptait plus sur Xavier Crouan, directeur de la communication de Nantes Métropole depuis 2016 : elle l’a licencié cet été pour « perte de confiance ».

La marque d’une certaine fébrilité, sans doute. Et on la comprend :

1) L’insécurité dégrade chaque jour un peu plus la réputation de Nantes et de sa maire. Le plus habile des communicants n’y pourra rien sans une amélioration réelle. Le renforcement de la police municipale y pourvoira-t-il ? Il pourrait aussi apporter une menace différente. Les policiers nantais se sont mis en grève le jour où débutait la coupe du monde de rugby et leurs revendications salariales ont aussitôt été satisfaites ! Un renouvellement de la plaisanterie lors des Jeux Olympiques nuirait à la com’.

2) Les travaux des nouvelles lignes de tramway vont causer des perturbations de la circulation probablement sans précédent dans la ville. Et cela à la veille de l’élection ! S’il subsiste le moindre doute sur la pertinence de l’implantation du CHU sur l’île de Nantes, le mécontentement risque d’être lui aussi sans précédent.

3) Joëlle Kerivin, proche de Johanna Rolland, a été condamnée en mars dernier dans l’affaire de la SAEM Folle Journée. Benoist Pavageau, Jean-Luc Charles, très proches de Jean-Marc Ayrault, ont été mis en examen avec d’autres dans l’affaire du Carrousel des fonds marins, qui remonte à 2011. Une nouvelle affaire du même genre serait ravageuse. Or c’est quand les pouvoirs en place sont fragilisés que les cadavres sortent des placards. Dans un registre tout différent, l’affaire Steve finira bien par venir devant les tribunaux. La condamnation de la ville et de sa maire pour manquement à la sécurité n’est pas une hypothèse à exclure.

Les risques ne s’arrêtent pas là, bien entendu. En période pré-électorale, chacun d’eux peut vite tourner vinaigre. D’autant plus que le leadership de Johanna Rolland a souffert du score (1,7 % des voix !) d’Anne Hidalgo, dont elle était directrice de campagne, à l’élection présidentielle de l’an dernier. Combien de temps les autres composantes de la majorité municipale se diront-elles que la solidarité est plus porteuse que plombante ? Signe que la sérénité ne règne pas dans les hautes sphères, Nantes a récemment renforcé son dispositif de communication de crise. Elle s’est aussi offert pour un montant considérable des services de conseil en communication courant jusqu’à l’époque de l’élection municipale.

Une certaine expérience des temps moroses

Et voilà donc que débarque un nouveau dircom, Marc Péron, 43 ans, qui a dirigé pendant douze ans la communication de Nantes Université. Pourquoi quitte-t-il la relative quiétude universitaire pour les anxiétés métropolitaines ? A-t-il été saisi par quelque démon de midi ? Serait-il attiré par les ambiances déliquescentes ? L’ennui le pousse-t-il à voguer vers de nouvelles aventures ? Nantes Métropole lui a-t-elle fait un pont d’or ? Après tout, ça le regarde.

Le choix de Johanna Rolland, en revanche, interroge. Marc Péron a certes traversé des périodes difficiles, d’abord lors de la faillite de l’agence Aïki communication, qu’il dirigeait à Rennes avant 2011, puis à Nantes, où il a trouvé une situation dégradée. Inauguré en juin 2009, le pôle de recherche et d’enseignement supérieur (PRES) L’Université Nantes Angers Le Mans (L’UNAM), catoblépas réunissant les universités « ligériennes », était en pleine déliquescence. Déliquescence institutionnelle mais surtout scientifique : le gouvernement de Nicolas Sarkozy avait décidé de distribuer 1 milliard d’euros à une centaine de « laboratoires d’excellence » dont aucun ne relevait de L’UNAM. Un peu plus tard, celle-ci ratait aussi l’énorme budget des « initiatives d’excellence ». L’UNAM a disparu en 2015. Puis l’Université Bretagne Loire a été créée en 2016. Et a disparu en 2020.

Un choix par défaut ?

Mais c’est de l’histoire ancienne. Les ambitions ont été rognées. L’université évite de faire des vagues : il ne faut pas indisposer les grands barons, patrons des prestigieuses écoles d’ingénieurs. Son dircom a ainsi pu s’occuper de questions aussi importantes qu’un changement de nom (l’Université de Nantes est devenue Nantes Université) et de logo (le demi-U à gauche imbriqué dans un demi-N à droite est devenu un demi-N au-dessus d’un demi-U). Marc Péron a également pris des responsabilités associatives à la tête d’une organisation professionnelle.

Rien dans son C.V. ne le prédispose à gérer la communication d’une métropole – et implicitement d’une maire ‑ à l’approche d’une réélection municipale difficile. Johanna Rolland lui accorde néanmoins la confiance que Xavier Crouan avait perdue. Mais peut-être n’a-t-elle pas vraiment eu le choix. On ignore combien de candidats ont répondu à son offre d’emploi. Les communicants de haut vol aspirent rarement à piloter des navires en perdition.

Sven Jelure

Nantes Métropole veut tout savoir sur les lieux de création sans demander grand chose

Ne pas prendre de risque ! Demander un conseil à un cabinet de conseils

Quand Johanna Rolland et ses proches se sentent débordés par un sujet, ils font appel à des cabinets de conseils. Au tour de la création à présent ! Mais vu les conditions bureaucratiques de l’entreprise et le petit nombre d’entretiens prévu, on va vers la souris qui accouche d’une montagne !

Les missions confiées par Nantes Métropole à des cabinets de conseils sont variées, de l’« accompagnement pour la mise en œuvre opérationnelle de la budgétisation sensible au genre » à l’« animation d’une offre participative sur les récits d’une métropole en transition dans le cadre d’un grand débat sur la fabrique urbaine » en passant par l’« assistance à maîtrise d’ouvrage pour évaluer certaines règles du Plan Local d’Urbanisme métropolitain de Nantes Métropole en faveur de la nature en ville et de la densité ».

La dernière consultation du genre se présente sous un titre plus limpide à première vue : « Étude sur les lieux de création de la métropole ». Mais le problème saute aux yeux : le sujet est si flou qu’il doit manquer quelque chose dans l’intitulé. Et en effet, après un vaste tour d’horizon des thèmes culturels métropolitains, du Planétarium aux 10 816 fauteuils de cinéma en passant par les dix écoles de musique, le règlement de la consultation resserre ses ambitions.

D’abord, elle ne porte pas sur toutes les formes de création mais seulement sur les arts vivants, les arts visuels, et la vie littéraire. Ce qui doit quand même concerner pas mal de milliers de personnes dans la Métropole. Qui n’a pas quelques poèmes dans son tiroir, quelques photos originales dans son smartphone ?

L’étude vise en premier lieu à « recenser des lieux de création (espaces de recherche ou de production) et les conditions d’accueil proposées ». Vous, je ne sais pas, mais les artistes de ma connaissance créent un peu partout. Dans leur atelier ou devant leur ordinateur, mais aussi en pleine nature, dans leur lit, sous la douche, en se baladant et même dans des endroits où le poète va seul. Le recensement des lieux tiendra du plan cadastral. Quant aux « conditions d’accueil proposées », les recenser obligera sans doute à répondre à des questions du genre : Le lit a-t-il été retapé ? L’eau est-elle assez chaude ? La météo permet-elle la promenade ? Reste-t-il du papier ?

Le quand créer passe avant le où

Alors, bien sûr, implicitement, par « lieux de création », il faut entendre en fait des lieux contrôlés par Nantes Métropole. Ce qui, dans le fond, est encore pire : c’est poser à priori que la « création » procède de l’administration. Le deuxième objectif de l’étude tend à confirmer cette orientation : « pointer des singularités (esthétiques, d’accueil, de rayonnement…), des coopérations existantes en matière d’accompagnement à la création et du potentiel de développement ». Ce n’est pas à la création elle-même qu’on s’intéresse mais à l’administration qui l’enserre. Le vrai sujet n’est pas le créateur mais le fonctionnaire.

Ce que confirment derechef les deux questions qui ont amené Nantes Métropole à lancer cette étude :

« – Comment accueillir des artistes sur des temps de création ? »

« – Où et comment être accueillis sur des temps de création ? »
On note qu’elles n’évoquent les « lieux de création » (« où ? »), sujet théorique de l’étude que secondairement aux « temps de création ». De ces derniers, rien n’est dit, mais on soupçonne qu’ils ne devraient pas déborder des 35 heures réglementaires. Et tant pis si 46 % des plasticiens, 66 % des auteurs-compositeurs-interprètes et 76 % des musiciens interprètes travaillent le soir et la nuit (Sabrina Sinigaglia-Amadio et Jérémy Sinigaglia, Temporalités du travail artistique : le cas des musicien.ne.s et des plasticien.ne.s, ministère de la Culture, 2017).

En dernier lieu, l’étude lancée par Nantes Métropole « identifiera les leviers susceptibles de développer un accueil de qualité susceptible de répondre aux attentes des communes et des artistes ». La nature des « leviers susceptibles » paraît assez téléphonée : davantage d’argent public pour créer davantage de « lieux de création » sur des « temps de création ». Ou vice versa. La définition même du travail exclut une réponse du genre : « fichez-leur la paix, laissez-les créer tranquilles ».

Une usine à gaz avec beaucoup de tuyaux et peu de gaz

L’étude doit se concrétiser par une vaste série de « livrables » à remettre en fin d’étude. Leur liste simplifiée figure en note ci-dessous pour ne pas alourdir cet article. Comme il se doit, elle sera aussi surveillée de près. Le prestataire, flanqué d’un groupe technique restreint, d’un comité de suivi technique, d’un groupe de suivi politique et d’un groupe de personnes ressources, rendra compte au G24 représentant les communes métropolitaines, lequel pourra demander des modifications au rapport.

Le risque de dérapage est mince, d’ailleurs. Pour éviter toute mauvaise surprise, les questions posées par le prestataire lors de l’enquête ne seront pas laissées à sa fantaisie. Nantes Métropole lui remettra un questionnaire ad hoc « qui s’adresse à chaque catégorie d’acteurs : communes, lieux, artistes, qui puisse prendre en compte des réalités variées ». Avec déjà vingt-quatre communes, des centaines de lieux et des milliers d’artistes, on se dit que l’enquête risque de partir dans tous les sens et que le malheureux prestataire va y laisser sa santé. On a tort. Nantes Métropole lui fournira aussi « la liste des entretiens attendus (une cinquantaine) ».

Tout ça pour ça ? Pour alimenter cette énorme usine à gaz, cinquante entretiens (dont sans doute vingt-quatre au moins avec des agents municipaux, le reste avec des gens désignés par Nantes Métropole) ? On se demande à qui pourrait être utile une « Étude sur les lieux de création de la métropole » aussi riche en formalisme et aussi pauvre en information. Sauf au prestataire choisi, bien sûr, qui enverra sa facture aux contribuables. Et après tout, c’est peut-être ça l’important.

Sven Jelure

Livrables de l’« étude sur les lieux de création de la métropole » : une série de cartes des lieux et types d’accueil par thématique, des fiches détaillés sur chaque lieu identifié, une analyse du maillage territorial, un compte rendu des spécificités des lieux, de leur rayonnement, des convergences avec d’autres lieux de la métropole (labellisés, conventionnés, indépendants, intermédiaires, municipaux ou associatifs…), une carte des disciplines accueillies, des déséquilibres, des manques et des potentiels, une typologie des artistes accueillis par lieu, une cartographie du potentiel de développement de lieux sous-exploitées, avec les conditions à réunir pour permettre ce développement (travaux, moyens…), un rendu cartographique des coopérations et de dynamiques collectives en cours ou à venir ainsi que les moyens associés permettant aussi de révéler des manques, une identification des objets d’actions et de réflexions partagés qui pourraient être les leviers d’une dynamique métropolitaine en matière d’accueil, une analyse (apparemment facultative) tenant compte de la potentialité d’accueil des lieux de création à l’échelle de la métropole, de la singularité ou la spécialisation, identifiée pour formuler des propositions sur le positionnement de chaque commune et/ou acteur et permettant de révéler les potentiels, les dépendances, des complémentarités, de la complémentarité entre les lieux en fonction de l’activité déployée et des missions confiées, de la coopération ou la mutualisation et les dynamiques collectives : ce qui existe et/ou ce qui est à développer. Le tout rigoureusement « sic », bien entendu.

Les Allumées en mode quasiment rien

Qui se souvient réellement des Allumées ? Tout a changé, la fabrique à glace est rasée, les salons Mauduits ne sont plus ce qu'ils étaient, Lu n'est plus une friche, etc.

Ce n’est pas parce qu’Allumées commence comme Alzheimer qu’on doit oublier les anniversaires. Mais les souvenirs commencent quand même à se mélanger un peu.

« Il y a trente-deux ans, Les Allumées, festival pour déjantés, débutait à Nantes », titrait Ouest-France ce 14 octobre. Vraiment, 32 ans déjà que nous roulons sur la jante ? Mais pourquoi célébrer un 32e anniversaire ? En général, on célèbre des chiffres ronds : 25e anniversaire, 30e, 40e… Un 32e, ça ne ressemble pas à grand chose.

Encore mieux : ce titre est faux ! Le festival Les Allumées n’a pas débuté le 14 octobre 1991 mais le 15 octobre 1990. Il y a donc… 33 ans ! Ouest-France se corrige d’ailleurs en sous-titre : en 1991, il y a 32 ans, c’était la deuxième édition – Leningrad/Saint-Petersbourg ‑ qui commençait. Ce qui rend le mystère encore plus opaque : pourquoi célébrer le 32e anniversaire de la deuxième édition d’un festival plutôt que le 33e de la première ? Ou le 28e de la sixième – La Havane – qui n’a pas eu lieu ?

À moins bien sûr qu’il y ait dans cette deuxième édition quelque chose à célébrer particulièrement en 2023. Légitime est donc la question posée par Ouest-France : « Que reste-t-il des Allumées et plus particulièrement de l’édition 1991 ? » La réponse laisse rêveur : « Quasiment rien, sauf que ce fut six jours de fête. » En voilà une affaire !

« On en parle encore à Saint-Petersbourg », conclut Ouest-France. C’est présomptueux : il se passe beaucoup de choses dans la grande capitale culturelle qu’est « Piter », et six jours de nouba à 2 500 km de là en 1991 n’ont probablement pas laissé de traces très profondes dans la mémoire de la ville. À bien chercher, sans doute, on pourrait y trouver des gens qui en parlent encore. Je ne les ai pas rencontrés – alors que j’ai rencontré des chanteurs de la Capella ravis de leurs participations à la Folle Journée !

Au moment où Jean Blaise s’apprête à prendre sa retraite, il est sans doute de bon ton de rappeler le seul fait vraiment notable de sa carrière. Hélas, avec ce genre de célébration, les superlatifs d’autrefois paraissent plutôt défraîchis.

Sven Jelure

Pierre Orefice s’en va, les Machines de l’île s’en remettront-elles ?

Une retraite bien méritée !

Pierre Orefice, directeur des Machines de l’île, prend sa retraite. On la lui souhaite heureuse. Ce qui n’empêche pas d’essayer de faire le point sur son œuvre managériale, dont les résultats ne sont pas à la hauteur des folles espérances ayraultiques.

D’abord, on est surpris d’apprendre de sa bouche que François Delarozière et lui sont « en pleines négociations sur le renouvellement des droits avec Nantes Métropole pour imaginer la suite de l’histoire des Machines, même sans l’Arbre ». Encore des droits d’auteur ? On croyait la question réglée depuis longtemps. Jean-Marc Ayrault l’avait négligée, les services juridiques de Nantes Métropole avaient probablement les yeux ailleurs, mais la Chambre régionale des comptes avait dénoncé en 2017 des règlements de droits d’auteur irréguliers. Un accord a alors été passé entre Nantes Métropole et MM. Delarozière et Orefice. Ils ont notamment touché 140 000 euros pour avoir imaginé l’Arbre aux Hérons : un investissement en pure perte avalisé par Johanna Rolland ! Et il faudrait maintenant un « renouvellement des droits » ?

La conception de l’Arbre aux Hérons était un hobby pour Pierre Orefice, qui était à la ville salarié du Voyage à Nantes, sous les ordres de Jean Blaise, comme directeur des Machines de l’île. Celles-ci, créées selon la volonté de Jean-Marc Ayrault, ont été conçues en 2004 et ont ouvert leurs portes fin juin 2007. Elles comportaient alors la Galerie, le Grand éléphant et la branche prototype. Le Carrousel annoncé pour 2009 a ouvert en 2012. Les autres attractions prévues à l’époque n’ont jamais vu le jour.

Les Machines de l’île sont une création originale de Pierre Orefice et François Delarozière. Tout, et bien plus encore, a été dit sur leurs qualités esthétiques et imaginatives, voire imaginaires. On a même appelé à la rescousse Léonard de Vinci et Jules Verne, qui n’en demandaient pas tant. Dût sa modestie en souffrir, Pierre Orefice lui-même n’a jamais lésiné sur les superlatifs publicitaires pour décrire son œuvre. On ne commentera pas ici ces jugements forcément subjectifs. Mais qu’en est-il du travail du directeur chargé de faire fructifier l’investissement de la collectivité ?

Loin de Bilbao

Jean-Marc Ayrault l’a dit en 2004 devant le conseil métropolitain qui a avalisé la création des Machines de l’île : il en attendait un effet d’entraînement international comparable à celui du musée Guggenheim pour Bilbao. Les Machines ont revendiqué 677 826 « visiteurs payants » en 2022. Ce nombre est en fait celui des billets vendus pour les trois attractions des Machines : si les visiteurs ont acheté en moyenne 1,5 billet par personne, ils n’étaient en réalité que 451 884. Soit trois fois moins qu’au Guggenheim (1,3 million de visiteurs en 2022).

Les Machines avaient vendu 521 000 billets en 2013, la première année complète de fonctionnement du Carrousel. Leur fréquentation a donc progressé de 30 % en dix ans, ce qui est bien sans être exceptionnel (dans le même temps, par exemple, le nombre des visiteurs a augmenté de 35 % au Puy-du-Fou, celui des passagers de 50 % à Nantes Atlantique). Aux Machines, un visiteur sur cinq est étranger en été. Au Guggenheim, deux sur trois toute l’année. Quant au type de motivation qui anime les visiteurs respectifs des Machines et du Guggenheim, inutile d’épiloguer.

La création des Machines de l’île a été entièrement financée par Nantes Métropole, qui doit en outre rajouter au pot tous les ans pour équilibrer les comptes. En 2022, cette subvention s’est élevée à 1,7 million d’euros, soit 2,5 euros par billet vendu ! Les contribuables ont par ailleurs versé 630 000 euros pour la rénovation du Carrousel, dix ans après sa mise en service. La rénovation du Grand éléphant leur avait déjà coûté 770 000 euros en 2018. Malgré leur lucratif débit de boissons, les Machines restent, sur le plan financier, une très mauvaise affaire pour Nantes Métropole.

La faute n’en incombe pas au seul Pierre Orefice. Il a fait ce qu’il pouvait avec les moyens du bord. En 2004, Nantes Métropole avait demandé à un expert en tourisme de hiérarchiser les différents projets présentés pour l’île de Nantes. Celui des Machines avait été classé en queue de liste. Jean-Marc Ayrault l’a néamoins repêché. Et voilà le travail ! Pierre Orefice, co-créateur des Machines (et financièrement intéressé à l’affaire), n’allait évidemment pas faire la fine bouche. Mais il n’a pas fait de miracle non plus. Ses quelques initiatives originales, comme la Maker Faire de 2016 et 2017, n’ont pas sorti les Machines du rouge, au contraire. En fait, leur concept et leur « expérience client » n’ont pas évolué depuis 2004. Elles ont juste été glissées en l’état dans la corbeille du Voyage à Nantes lors de sa création en 2011 ; Jean Blaise ne semble pas leur avoir apporté le moindre progrès.

Autre chose que des remontées mécaniques

Et l’avenir s’annonce mal. La dynamique des parcs d’attractions est claire : il faut y introduire régulièrement des nouveautés pour que les visiteurs reviennent. Ces dernières années, dans la perspective de l’Arbre aux Hérons, Pierre Orefice a ainsi acheté à la Compagnie La Machine de François Delarozière un paresseux, un caméléon, un vol de papillons, etc. et a su communiquer efficacement autour de ces nouveautés cosmétiques (toutes payées par Nantes Métropole, cela va de soi).

La Galerie des machines est ainsi devenue une sorte d’annexe d’un Arbre aux Hérons hypothétique mais sûrement très haut placé dans les préoccupations du directeur. Aujourd’hui, les animateurs de la Galerie assurent encore que telle ou telle mécanique est destinée à l’Arbre. Mais cette pieuse fiction, qui entretient un reste de mouvement perpétuel, évoque le coyote de Tex Avery au-dessus du ravin. Peut-être était-il vraiment temps de s’en aller ?

Ce n’est pas faire injure à Hélène Madec, nouvelle patronne des Machines de l’île, que de dire que son parcours professionnel ne l’a pas préparée à diriger une telle structure. Certes, familière des remontées mécaniques de Megève, elle devrait améliorer la gestion des files d’attente. Quant à créer de nouvelles attractions innovantes pour un parc en panne d’imagination, c’est un métier pour spécialiste de haut vol. On voit mal, d’ailleurs, la nouvelle venue aller réclamer quelques millions d’euros supplémentaires à Nantes Métropole pour panser la blessure de l’Arbre aux Hérons, alors que le futur musée Jules Verne va déjà réclamer beaucoup d’argent. À moins d’appeler le secteur privé à la rescousse, comme Yann Trichard, patron de la CCI, l’avait envisagé pour l’Arbre, mais ce serait mettre un point final quasi catastrophique à l’ambition de Jean-Marc Ayrault.

Sven Jelure

Royal de Luxe meilleur à Nantes qu’à Villeurbanne et Anvers ? Il y aurait intérêt !

Jean-Luc Courcoult aime Nantes. Encore heureux ! Il y a bien vécu jusqu'à aujourd'hui. En y faisant, finalement, toujours la même chose avec à peu près les mêmes ingrédients.

Royal de Luxe se produira à Nantes du 22 au 24 septembre. On ne sait pas encore à quoi ressemblera le spectacle. Mais on sait déjà à quoi il ne ressemblera pas. Comme l’a dit Johanna Rolland, ce sera un nouveau spectacle. « Une vraie création », plussoie Fabrice Roussel, vice-président de Nantes Métropole. Autrement dit, ce ne sera pas une resucée du spectacle vendu par la troupe à Villeurbanne (23-25 septembre 2022) et à Anvers (25-27 août 2023).

Royal de Luxe a refusé jusqu’au dernier moment de donner des détails sur le spectacle d’Anvers. Pourtant, il n’y avait rien à divulgâcher : à de minces détails près, c’était le même qu’à Villeurbanne. Les nombreuses vidéos disponibles sur l’internet* permettent de le constater. Deux gros chiens mécaniques suspendus à des chariots élévateurs se promènent en ville entourés de laquais en livrée bleue ou rouge. Ils (les chiens) tirent la langue, secouent les oreilles et remuent la queue ; l’un d’eux, en plus, bave abondamment. Précédés d’une moto jaune portant une mouette mécanique en haut d’un mât, ils avancent, tournent sur eux-mêmes, se dévisagent, se font des mamours. Le clou du spectacle est une « course » dont le prix est un os de dinosaure, commentée par un speaker à la manière d’une épreuve sportive. Et voilà, c’est fini.

On voit mal, d’ailleurs, comment les spectacles auraient pu être très différents : avec juste deux grosses machines à la mobilité restreinte, les cas de figure possibles paraissent limités. Royal de Luxe n’a même pas cherché à donner le change. Pour le morceau de bravoure, la course finale, les deux chiens mécaniques, El Xolo et le Bull Machin portaient les mêmes dossards à Villeurbanne et à Anvers.

Un challenge créatif très bien payé

Mais Nantes compte quand même sur Royal de Luxe pour réaliser avec les mêmes machines un spectacle vraiment différent. Le 7 avril, Nantes Métropole lui a accordé une subvention de 1,27 millions d’euros « au titre de la création d’un patrimoine matériel et immatériel » afin d’obtenir du nouveau (à quoi s’ajoutent près de 540 000 euros pour la représentation). À ce prix-là, il y a de quoi avoir des idées neuves, non ?

On se demande un peu, d’ailleurs, ce que les Nantais auraient perdu à voir le même spectacle, auquel peu d’entre eux ont assisté à Villeurbanne et/ou Anvers. Mais enfin, puisque Johanna Rolland a tenu à claquer 1,27 million, on va voir ce qu’on va voir.

Et Royal de Luxe y met les moyens. Pour créer et représenter le spectacle de Villeurbanne, il a fait appel l’an dernier à 70 personnes. Pour Nantes, « au total, ce sont 80 membres de la compagnie, 70 techniciens et 200 bénévoles mobilisés sur le projet »**.

Foules clairsemées

Le spectacle sera différent, mais qu’en sera-t-il des spectateurs ? La presse locale prend en général avec bienveillance les chiffres glorieux que Royal de Luxe veut bien lui annoncer. Néanmoins, Villeurbanne et Royal de Luxe n’ont pas osé revendiquer plus de 150 000 spectateurs en septembre 2022, soit moitié moins qu’espéré. Pour trois jours de spectacle « gratuit » qui a coûté 3 millions d’euros dans une agglomération de 1,4 million d’habitants, ce n’est pas glorieux. En fait, selon les propres chiffres de Royal de Luxe, c’est même le spectacle de machines qui a drainé le moins de monde après celui de Reykjavik (130 000 habitants) en 2007.

Anvers en revendique davantage. Dans cette agglomération de taille analogue à celle de Lyon, le spectacle aurait attiré 760 000 personnes. C’est quand même beaucoup moins qu’en 2015 où le spectacle De Reuzen (Les Géants) avait réuni, fut-il dit, 900 000 spectateurs. Et l’estimation paraît extrêmement généreuse quand on regarde les vidéos – une image vaut mille mots et cent mille spectateurs. Le samedi 26, par exemple, sur la vaste promenade qui longe le château de Het Steen, plus ancien monument d’Anvers, la foule est plutôt clairsemée malgré un temps superbe. Les nombreux bénévoles en T-shirt jaune ne semblent avoir pour fonction que de faire masse.

Et De Lijn, la compagnie des transports publics anversois, a vendu la mèche. Elle a annoncé que son trafic du vendredi et du dimanche avait baissé par rapport à la semaine d’avant le spectacle ! Et s’il a augmenté d’un peu plus de huit mille personnes le samedi, c’est « sans doute parce que les gens ont combiné les chiens et les courses en ville ». On n’imagine pas la TAN – pardon, Naolib – montrer autant d’insolence !

Sven Jelure

* Quelques exemples pour Anvers :
https://www.youtube.com/watch?v=Nl8EVbO5pFY
https://www.youtube.com/watch?v=ueFnMb8g6es
https://www.youtube.com/watch?v=QbM2tHwtOu8
https://www.youtube.com/watch?v=s0FsLfHr4RA
https://www.youtube.com/shorts/wmuDFGYeEMY
https://www.youtube.com/watch?v=mzfwBDp8CgM
https://www.youtube.com/watch?v=Hp68Nw52Xr0

Pour Villeurbanne :
https://www.youtube.com/watch?v=6QNSCDWoTE4&t=419s
https://www.youtube.com/watch?v=KEfbs_34Dzs

** Médiacités ne manquera pas de noter que le recours aux bénévoles, en comparaison des professionnels, est bien plus développé chez Royal de Luxe qu’au Puy du Fou  .

Johanna Rolland va devoir tuer l’Arbre aux Hérons une troisième fois

Johanna Rolland sait-elle au moins pourquoi elle annule ce projet ? Si c'est pour faire des économies, il serait plus judicieux d'annuler le futur CHU :)

L’annonce de l’abandon « définitif » du projet d’Arbre aux Hérons a été géré de la pire manière possible entre Johanna Rolland et Yann Trichard. Ils auraient pu dire que, tout bien considéré, l’impossibilité de réaliser le projet était confirmée. Or c’est l’inverse ! On parie que ça n’est pas terminé ?

La deuxième mort de l’Arbre aux Hérons, ce 15 septembre 2023, jette une lumière impitoyable sur la première, celle du 15 septembre 2022. Réaliser l’Arbre coûterait trop cher, disaient alors Johanna Rolland et son premier vice-président, Fabrice Roussel. Et que dit Nantes Métropole aujourd’hui ? Que le groupe constitué autour de Yann Trichard, président de la chambre de commerce et d’industrie, pour étudier une réalisation privée de l’Arbre « a démontré la faisabilité économique du projet » (sic).

Étonnant aveu ! Ainsi, les arguments économiques de 2022 étaient faux : ils ne justifiaient pas l’abandon du projet. Comme nous l’avions d’ailleurs démontré à l’époque. Ou du moins, le secteur privé se montre plus efficient que le secteur public : belle révélation favorisée par une maire socialiste.

Puisque finalement le problème n’est pas financier, Johanna Rolland allègue aujourd’hui des risques juridiques. Pas des impossibilités : des risques. Des risques, les collectivités locales en prennent tous les jours. Elles les gèrent de manière à les réduire ou à les éliminer. Et l’on ne saurait pas faire ça à Nantes ? L’argument de 2023 paraît d’ailleurs aussi fragile que celui de 2022.

Mettez-les en concurrence

Premièrement, dit Johanna Rolland, « un tel montage [celui de Yann Trichard] dans la carrière Miséry présentait des risques juridiques quant à sa légalité, en particulier par l’absence de mise en concurrence s’agissant du domaine public ». Elle est bien bonne ! Nantes Métropole a toujours prétendu construire l’Arbre aux Hérons sans mise en concurrence. Ses dépenses effectuées à ce jour autour du projet, y compris la construction du héron prototype, l’ont presque toutes été sans mise en concurrence. Il y en a pour plusieurs millions d’euros. Et cela poserait un problème à présent ?

Eh ! bien, en ce cas, la solution est simple : que Nantes Métropole mette le projet en concurrence ! Yann Trichard et consorts ont travaillé pendant un an sur leur projet : on verra bien si d’autres sont capables de faire mieux en quelques semaines. Et si par extraordinaire c’est le cas, c’est-à-dire si d’autres acteurs proposent des conditions plus favorables pour la collectivité, ce sera tout bénéfice pour les Nantais !

Le deuxième risque juridique concerne justement les études déjà effectuées : « la possibilité de réutilisation des études financées par la puissance publique au bénéfice d’un porteur de projet privé soulevait également une insécurité juridique ». La propriété intellectuelle des études appartient soit à la collectivité qui les a commandées, soit aux auteurs qui les ont réalisées. La question est normalement réglée par les contrats de marchés publics (CCAP). Si elle ne l’est pas en l’occurrence, les services de Nantes Métropole ont mal fait leur travail.

Reprendre le projet là où il était resté ?

Et si Nantes Métropole est propriétaire des études, elle en fait ce qu’elle veut. Il serait un peu fort de café qu’elle préfère les mettre à la poubelle plutôt que d’en faire bénéficier le chevalier blanc de l’Arbre aux Hérons ! Mais supposons que le contenu des études reste la propriété des prestataires qui les ont réalisées. Ces prestataires sont essentiellement le groupement François Delarozière, Pierre Orefice et la Compagnie La Machine. Or personne ne désire plus qu’eux que l’Arbre se fasse !

(Nantes Métropole évoque par ailleurs la difficulté d’une implantation sur un site de rechange. Mais puisque rien n’empêcherait une installation dans la carrière de Miséry, la question d’un déménagement ne se pose pas réellement. Notons quand même que, le problème invoqué, cette fois, était d’assurer la sécurité des visiteurs « compte tenu notamment de la proximité immédiate de la Loire ». Comme si Les Machines de l’île n’étaient pas installées au bord de la Loire !)

Dernier mystère : puisque les « risques juridiques » allégués n’existent que si le projet est réalisé par des investisseurs privés et que ceux-ci ont « démontré la faisabilité économique du projet », pourquoi ne pas relancer le dossier tel qu’il était prévu au départ, tout simplement ? Incontestablement, il manque une pièce au dossier, une vraie raison de ne pas réaliser le projet. Johanna Rolland va devoir tuer l’Arbre aux Hérons une troisième fois.

Sven Jelure

« The Humans » de Breuning : l’achat inexplicable du Voyage à Nantes

Quel est le vrai prix de cette œuvre achetée par les contribuables nantais ?

L’œuvre majeure de l’édition 2023 du Voyage à Nantes n’est pas la plus spectaculaire, l’installation aux bras levés de la rue d’Orléans. C’est The Humans, d’Olaf Breuning, présentée place du Commerce. L’histoire étrange de ces six petits humanoïdes n’est pas vraiment à la gloire du Voyage à Nantes. Elle vaut quand même d’être racontée.

« I love Nantes », nous dit Olaf Breuning, qui était présent dans la cité des ducs de Bretagne pour l’inauguration du Voyage à Nantes 2023. L’amour est réciproque puisque Le Voyage à Nantes a acheté l’une de ses œuvres, The Humans, pour en faire une vedette de sa manifestation estivale. Sans l’avoir bien comprise, semble-t-il. Dans sa plaquette 2023 figurait une « esquisse pour la place du Commerce Nantes © LVAN » représentant les six personnages de The Humans alignés dans un ordre qui n’est pas celui prévu par leur créateur. Et elles y étaient décrites dans un ordre encore différent, avec des commentaires qui montrent qu’il n’avait rien pigé : du pur délayage. Serait-ce pour cela que ces statues ont, comme dit Le Voyage à Nantes, « un drôle d’air perplexe et affligé » ?

Quelqu’un a dû expliquer leur erreur aux collaborateurs de Jean Blaise puisque finalement, les six personnages ont été installés dans le « bon » ordre sur la place du Commerce. Et Presse Océan a enfin raconté le 11 août le vrai sens de l’œuvre, une allégorie de l’évolution en six étapes, depuis les temps géologiques jusqu’aux temps technologiques : « Il y a d’abord Rock qui symbolise la création de la Terre, puis Half Fish Half Monkey qui représente la création de la vie », etc.

Mais pourquoi Jean Blaise tenait-il à exposer Olaf Breuning ? Celui-ci « produit une œuvre hétéroclite », assure LVAN. C’est le moins qu’on puisse dire. Cet artiste d’origine suisse pratique assidûment la photographie (sa discipline initiale), le dessin, la peinture, la sculpture, la vidéo, etc. avec une créativité et une variété d’inspiration étourdissantes, pimentées d’un certain goût pour les blagues potaches. Son site web le montre très bien. Mais à force de diversité, il manque d’un style propre, immédiatement reconnaissable. À 53 ans, malgré une production colossale, il n’est considéré comme un artiste majeur dans aucun domaine. Si ses œuvres passent parfois en vente publique, il s’agit surtout de photographies vendues quelques centaines de dollars. Artprice le place au 88 740e rang des artistes les mieux cotés dans le monde (à titre de comparaison, parmi les artistes exposés à Nantes cet été, Ramette est classé 17 106e, Johan Creten 12 667e).

Un produit semi-industriel Made in China

Et pourquoi avoir acheté The Humans au lieu de commander une œuvre originale ? On l’a déjà signalé, cette installation n’est pas une nouveauté. Olaf Breuning a eu l’obligeance de raconter lui-même l’histoire de ces six effigies grotesques. Conçues en 2007 à New York, où il avait installé son atelier, elles ont été modelées au Portugal sous forme de maquettes en terre qui ont ensuite été envoyées en Chine afin que les personnages y soient sculptés à leur taille définitive, en trois exemplaires chacun dit son site web – en quatre, corrige-t-il aujourd’hui ‑ dans des blocs de marbre de Carrare. Comme European Thousand-Arms Classical Sculpture présenté cet été rue d’Orléans, il s’agit donc d’un produit international semi-industriel au bilan carbone sans doute catastrophique.

Peut-être un peu moins catastrophique qu’il n’y paraît, cependant. The Humans sont sculptés « en marbre de Carrare », Le Voyage à Nantes le confirme p. 32 de sa plaquette 2023. Mais les blocs de marbre ont-ils vraiment fait le voyage depuis les carrières de Toscane ? Certains carriers, fabricants de dallages et producteurs d’objets en pierre chinois n’hésitent pas à qualifier de « marbre de Carrare » un marbre blanc veiné de gris extrait dans la province chinoise du Guangxi. Il ne manquerait plus que Le Voyage de Nantes se soit fait refiler un faux marbre, par-dessus le marché !

Cette œuvre made in China a été réalisée à l’initiative d’un homme d’affaires portugais qui avait mis sur pied la filière de fabrication chinoise. Il a conservé le premier exemplaire, aujourd’hui installé à Melides (Portugal), dans un lotissement pour ultra-riches dont il est le promoteur. Deux exemplaires appartiendraient aujourd’hui l’un à un collectionneur grec, l’autre à une banque suisse. L’un d’eux, alors propriété d’un collectionneur danois, a été revendu aux enchères chez Bruus Rasmussen en 2018moyennant 350 000 couronnes danoises (environ 61 000 euros), frais inclus.

Le dernier exemplaire a été exposé en Suisse (2007) et à New York (2013). Dans le City Hall Park de Manhattan, il a recueilli pas mal de quolibets (les New-yorkais ne sont pas des tendres) mais révélé une qualité : il est propice aux selfies ! Resté néanmoins invendu, il était déposé depuis lors dans le jardin de l’artiste à Kerhonkson, un village sans âme de l’État de New York. C’est cet exemplaire, racheté directement à Olaf Breuning par Le Voyage à Nantes, qui a retraversé l’Atlantique pour s’installer en Bretagne.

Le Voyage à Nantes va-t-il braver la loi sur la laïcité ?

Maintenant que nous en sommes propriétaires, qu’allons-nous en faire ? Puisque The Humans sont censés rejoindre les œuvres « pérennes » du Voyage à Nantes, pourquoi ne pas les laisser sur la place du Commerce, tout simplement ? Peut-être bien à cause d’un vice originel. La quatrième statue de la série est intitulée Religion. Comme le dit Le Voyage à Nantes lui-même, elle représente « un croisé du Moyen Âge ». Et pour que nul n’en ignore, la statue est en forme de croix. C’est peut-être ce qui lui a valu d’être dégradée cet été (l’une des flèches enfoncées dans le corps du « croisé » a été brisée).

Ici, il faut rappeler l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’État : « Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions. » Montrer Religion place du Commerce pour la durée d’une exposition, oui. L’installer de manière pérenne, non*.

Le Voyage à Nantes n’en avait rien dit à Olaf Breuning, qui peine à le croire quand nous l’en informons. « You are kidding, right ? » s’étonne-t-il. Et après tout, il est bien possible que Le Voyage à Nantes n’ait découvert le loup qu’à retardement. En septembre 2022, pourtant, après des années de débats, la cour administrative d’appel de Nantes a exigé le retrait d’une statue de Saint-Michel placé sur une place publique des Sables-d’Olonne. Dès lors, Religion aurait dû être persona non grata à Nantes. C’est si évident qu’on est surpris que Jean Blaise ait pu l’oublier en signant le bon de commande.

Avec combien de chiffres, au fait, le bon de commande ? On ne voit pas du tout quelle logique artistico-touristique Le Voyage à Nantes a pu suivre en achetant ces Humans. Même s’il les a payés une bouchée de pain. Et d’ailleurs, les a-t-il seulement payés une bouchée de pain ? Légitime est cette question : Combien les Humans de la place du Commerce, dernier achat notoire de Jean Blaise au terme d’une longue carrière locale, ont-il coûté aux Nantais ?

Sven Jelure

  • Quoique, au 12 septembre, neuf jours après la fin du Voyage à Nantes, l’œuvre est toujours en place. Jean Blaise aime vivre dangereusementLe Post scriptum de midi : un lecteur nous signale que The Humans a quitté la place du Commerce ce 14 septembre. Apparemment très fâchée par notre article, une jeune dame du Voyage à Nantes qui supervise l’opération enjoint :
    – Dans l’avenir, demandez plutôt à ceux qui savent.
    – D’accord. Combien a coûté cette oeuvre ?
    – Ça, vous ne le saurez pas.
Combien coûte la statue de Breuning ? Si quelqu'un pouvait répondre...
Un déménagement apparemment bien préparé et une employée du Voyage à Nantes un peu agacée par la présence d’un de nos lecteurs.

Ça commence bien…

 

Le Voyage à Nantes, spécialiste de l’art de seconde main

Rectificatif : contrairement à ce qui a été dit ici, le concept dominant du Voyage à Nantes 2023 n’est pas celui de la statuaire. La manifestation guidée par Jean Blaise se veut plus ancrée que cela dans le conformisme du jour. Son concept majeur, cette année, est plutôt celui de la seconde main et du recyclé, voire du vide-grenier : rien de plus à la mode !

On a signalé ici en 2018 le côté « réchauffé » des œuvres de Philippe Ramette, qu’il s’agisse de l’Éloge du pas de côté, précédemment exposé à Paris dans une version réduite, ou de l’Éloge de la transgression, exposé sept ans plus tôt au musée Pompidou. « Pérennisées » par le Voyage à Nantes, ces deux œuvres sorties des remises ont trouvé une résidence définitive valorisante dans la cité des Ducs de Bretagne.

Jean Blaise et Philippe Ramette ont récidivé cette année, mais façon puzzle, avec l’Éloge du déplacement. Une œuvre portant le même titre est déjà installée à Nice depuis 2018, alors que le thème de l’homme qui pousse a été exploité, toujours en autoportrait de l’artiste, dans un Éloge du dépassement et celui du socle baladeur dans une statue exposé à la galerie Xippas de Paris en 2022. Le Voyage à Nantes ne se trouvera pas démuni après le départ de Jean Blaise car Ramette en a encore sous le pied : Éloge de la déambulation, Éloge du déséquilibre, etc.

Les quatre allégories exposées devant le palais de justice ont pour elles d’être bien locales : elles ont été conçues par le sculpteur nantais Amédée Ménard en hommage au ministre nantais Adolphe Billault et réalisée par la fonderie nantaise Voruz. Mais personne ne les prétendra nouvelles : elles datent du 19e siècle.

Déjà vu un peu partout

Moins anciennes, les œuvres de Johan Creten présentées cette année ne sont tout de même pas des nouveautés. Le Voyage à Nantes le signale honnêtement. La Mouche morte, hébergée dans une serre du Jardin des plantes, était l’un des volets de la série Bestiarium créée entre 2019 et 2022 ; avant Nantes, elle a fait sensation à Roubaix en 2022. La sculpture sans titre exposée dans une cour de la place de la Bourse est une réplique déjà ancienne d’une céramique « dont l’origine remonte à 1998 ». La Grande Colonne exposée à La Garenne Lemot, est certes un nouveau tirage en bronze mais reproduit une œuvre de 2010 « installée pendant une dizaine d’années au Middleheim Museum à Anvers ».

Le lecteur attentif aura aussi remarqué dans la plaquette du Voyage à Nantes que L’Homme pressé, impressionnant géant de fer de Thomas Houseago, posé dans le cours Cambronne car refusé par le passage Pommeraye, date de 2010-2011 et provient de la collection Pinault. On ajoutera qu’il a été exposé au Musée d’art moderne de Paris en 2019.

Le Voyage à Nantes est encore plus discret à propos de European Thousand-Arms Classical Sculpture, le pastiche spectaculaire signé Xu Zhen® exposé rue d’Orléans. Pourtant, comme on l’a déjà dit ici, ce n’est pas une œuvre originale conçue pour le Voyage à Nantes. Seule une légende de photo révèle qu’elle date de 2014. Produite en trois exemplaires, elle a été exposée en Chine et en Australie.

The Humans, d’Olaf Breuning, a plus de bouteille encore : l’œuvre date de 2007. Ces six petits humanoïdes posés place du Commerce ont un statut particulier en tant que dernière œuvre pérenne achetée par Le Voyage à Nantes sous le règne de Jean Blaise. Leur caractère « testamentaire » mérite qu’on s’y intéresse davantage. On y reviendra donc.

Sven Jelure